Réécouter le titre le plus populaire de Radiohead, « Karma Police ». Comprendre que, dans la grande infantilisation néolibérale du monde, cette chanson geignarde mais belle nous parle de la concrétisation de l’engagement politique sous la forme du chouinement adolescent.
Il faut effectivement être bien immature pour croire qu’on y fera encore quoi que ce soit. Disent-ils. Alors range ton Marx, ton Gramsci, ton Debord, ton Agamben. Ou sèche tes larmes dans les pages du Comité Invisible ou de Judith Butler si tu veux. Ah! oui, tu es abonné.e à Mediapart, à Reporterre, à Lundi Matin (je te concède l’écriture inclusive, tu as vu ?). Tu trouves que l’écologie est devenue une valeur suspecte, un objet de spéculation comme un autre. Ta mauvaise conscience bourgeoise se porte bien, et tu le sais. Tu lis Damasio et Libération aussi. Tu estimes que le film le plus important de l’année 2020 est Un Pays qui se tient sage de David Dufresne. Tu ne manges plus de viande. Tu t’es mis à Spinoza à cause de Lordon. Tu nourris ton dégoût avec le Monde diplo. Tu n’aimes pas du tout Michel Onfray, et tu trouves que France Culture se droitise. Enthoven ? quel sale con. Mais il faudra bien un jour que tu grandisses, que tu comprennes qu’en vrai on a vraiment la tête dans le guidon du Progrès et qu’on n’a pas le temps pour tes salamalecs islamo-gauchistes : faut te mettre dans l’action tu vois, ou plutôt dans la stock option (c’était de l’humour, je sais pas si tu as compris). On se rend malheureux avec des idées comme les tiennes. Apprends donc à ne plus penser.
C’est pas des gens comme toi qu’on enverra dans l’espace, tu sais.
Mais revenons à Radiohead. La chanson « Karma Police » donnera son nom à un programme de cyber-espionnage mis en place par les services secrets britanniques en 2007. Cela renvoie bien sûr à la police de pensée (« Thought Police ») d’Orwell. Mais oui. De toute manière, Orwell ou pas, il y a longtemps que nous sommes toujours déjà foutus en matière de cyber-contrôle. Vous qui entrez, lasciate ogni speranza. N’oubliez pas de paramétrer vos cookies, prenez garde à la fermeture automatique des portes, attention au départ.
Laurent de Sutter nous entraîne dans l’enfer de notre post-modernité béate et navrante, avec un nouvel ouvrage intitulé Pour en finir avec soi-même que j’ai lu en écoutant Radiohead. « Karma Police », donc. De Sutter dénonce, ni plus ni moins, une police du karma, laquelle vise à façonner les consciences.

Il s’agit du premier volume d’une série de « propositions ». Comme le bandeau de l’essai le signale, l’auteur s’attaque ici à ces ouvrages abominables, teintés de New Age, qui véhiculent des messages au contenu aussi philosophiquement pauvre et benoitement couillon que « aide-toi et le ciel t’aidera » ou « quand on veut on peut », ou « il suffit de croire en soi », marchandises qui, combinées à du Boris Cyrulnik, à du Matthieu Ricard et pourquoi pas à du Sylvain Tesson (si on aime l’aventure), sont en mesure de faire de timides étincelles dans les cerveaux irrémédiablement flapis par le dorlotement que procurent les objets culturels, conçus désormais comme de purs et simples lénifiants.
Il y aurait beaucoup à dire sur la stratégie néolibérale qui consiste à désarmer la pensée. Mieux : à faire en sorte qu’on la considère comme dangereuse ou négative.
Fi du travail du négatif. Car c’est la positive attitude (on apprécie la syntaxe anglicisante) qui est désormais valorisée. Lorie, la chanteuse pour ados du début de ce siècle, a fini par étrangler Cioran, entre ses cuisses nubiles. D’un point de vue féministe c’est une bonne chose, hein. Et puis Cioran tout le monde sait que c’était un sale facho en vrai. Tout va bien.

En guise d’antidote à l’ontologie-réflexe induite par la « positive attitude », De Sutter nous explique précisément qu’il faut s’échapper de l’Être. On pense à Artaud : « Quittez les cavernes de l’Être. Venez. » Car c’est là que ça pense. Dehors. Artaud encore, dans ce texte de 1925 : « L’esprit souffle en dehors de l’esprit. Il est temps d’abandonner vos logis. Cédez à la Toute-Pensée. Le Merveilleux est à la racine de l’esprit. » De Sutter, s’il ne cite pas ce texte programmatique d’Artaud pour ce qui est de toute pensée « du dehors » (et de la pensée tout court), nous parle de l’Artaud de la fin, celui de Pour en finir avec le jugement de Dieu. Mais il y a mieux : De Sutter nous dévoile l’histoire cachée de l’abomination du self-help, en se penchant sur les noxas du « développement personnel ».
C’est donc en se bouchant le nez que l’on lit les pages de De Sutter consacrées à la méthode Coué, véritable racine du mal. Et, sans surprise, encore fallait-il l’énoncer une bonne fois pour toutes, De Sutter nous explique : « Avec l’émergence du développement personnel, les normes du souci de soi avaient fini par s’acclimater au contexte nouveau né du développement planétaire d’un capitalisme de masse, mettant tous les sujets au travail. » Aide-toi et le capitalisme t’aidera. Hop, au travail. Parce que, voyons ! ce n’est pas le système qui ne va pas. C’est toi qui déconnes. Change, s’il-te-plaît. D’où le travail sur soi, misérable miracle d’une introspection qui n’en est pas une (ou alors contemplation abyssale du rien) ; usinage de l’âme de sorte à la faire entrer dans la théologie obscène d’une société marchande, qu’elle en soit partie intégrante et indissociable, qu’elle devienne marchandisable. Car, ne nous leurrons pas, il faut surtout savoir se vendre, sur queutard.com aussi bien qu’à Pôle Emploi. Même économie minable du désir sur fond de pléthorique pénurie, entre masturbation plus ou moins assumée et proxénétisme quasi revendiqué (voir sur ce point Eros Capital (2019), par François de Smet). Sous la férule d’une « police de l’être », laquelle a pour fonction d’« éduquer l’imagination » du bon citoyen, on assiste à un « programme de domestication plus ou moins ouverte de l’âme ».
Pour en finir avec soi-même est un livre court, plus court, au reste, qu’un bon manuel de self-help. L’analyse n’en est pas moins fine et précise, notamment à partir des cours de Foucault au Collège de France, ou encore des notions de « person » et de « Self » chez Locke ou de la « persona » latine. L’angle juridique adopté par De Sutter confère tout son tranchant à sa pensée (surtout §19, « Personas, res, actiones » qui reprend Gaius), y compris lorsqu’elle s’aventure dans la fécalité selon Artaud, où lorsque les Johnsons et les Shits de William Burroughs sont, une fois de plus, convoqués [voir ici].
Il faut envisager la merde, et prismatiquement. Selon tous les angles. Car la théorie de soi prônée par le très merdeux développement personnel est plus subtile qu’on pourrait le croire. De Sutter épingle Rebecca Niazi-Shahabi, qui signe une sorte d’anti-manuel de développement personnel, ou plutôt de manuel d’antidéveloppement personnel, Je suis une merde et je compte bien le rester (2013).

Niazi-Shahabi ne dialectise pas la question. Son best-seller participe encore, et à son corps défendant peut-être, de la logique du self-help. L’affaire est moins drôle qu’on pourrait le croire. Il ne suffit pas de renverser les valeurs pour aboutir à l’annulation du principe d’aliénation : « en s’assumant comme merde, remarque De Sutter, il ne s’agit guère que d’assumer tout court. » On en avait l’intuition depuis toujours : le développement personnel s’articule sur l’idée autoritariste d’un moi fort (merde ou son merdique contraire), sur une philosophie digne davantage du service d’ordre lors d’un meeting du Rassemblement National que de la pensée véritable. C’est en ce sens qu’il faut, selon De Sutter, en finir avec soi-même : « Oui, nous ne voulons être rien — car nous préférons embrasser les devenirs qu’ouvre devant nous chaque rencontre que nous présente le hasard, explorer les mondes inconnus de ce que nous ignorons, découvrir, enfin, les puissances de ce dont nous ne nous savons pas encore capables. » La force de ce livre que je m’obstine à estimer profondément joyeux et vitaliste consiste en ce que De Sutter dessine d’un geste assuré une ouverture au Grand Dehors, à même le mur de cette impossible contemporanéité qui est la nôtre.
Karma police
I’ve given all I can
It’s not enough
I’ve given all I can
But we’re still on the payroll
This is what you’ll get
This is what you’ll get
This is what you’ll get
When you mess with us
For a minute there
I lost myself, I lost myself
Phew, for a minute there
I lost myself, I lost myself