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« About the Author » : James Douglas Morrison, dit Jim

Les Collected Works de Jim Morrison ont été édités dans un élégant volume de près de 600 pages chez Harper aux États-Unis. Dernièrement, une traduction française de ce volumineux ouvrage a paru chez Massot (Carole Delporte traductrice). Si l’édition française suit de près l’américaine, ma préférence va à Harper, qui évite le papier glaçant qu’on nous sert généralement dans les grands livres d’images de ce type. Une élégante jaquette recouvre ce hardcover de belle facture. On passera cependant sur les choix typographiques.

On ouvre les Collected Works, on a envie de les lire. L’œil ne glisse pas uniment à la surface iconique. Et c’était, bien sûr, le risque. Parce que cette anthologie des œuvres de Morrison est enrichie de nombreux documents iconographiques : photographies assez rares, pages de carnets, etc. Le volume n’est pas envahi pour autant par les images. Profilé comme un idéal cadeau de Noël pour les nostalgiques d’une époque à jamais révolue, cet objet reste assez sobre.

Nul doute que ce livre trouvera sa place à côté de la platine de disques, en attendant la nouvelle édition collector (encore une) de LA Woman. Ces Collected Works appartiennent au genre du livre pour les fans. Ils sont rangés, en librairie, au rayon musique. Pas au rayon poésie.

Un livre pour les fans. Mieux : un objet à l’usage des collectionneurs (« this remarkable collector’s item, » est-il écrit sur le rabat de la jaquette). Mais collectionner ainsi des livres, ce type de livres combien remarquables, n’est-ce pas un peu comme s’occuper de pogs à la récré ? Passion quelque peu honteuse, passé douze ans. (L’abâtardissement de l’objet culturel en stricte marchandise, qui pis est en collector, est d’autant plus redoutable que le néolibéralisme plonge méthodiquement le monde dans une enfance douillette et éblouie.)

And we laugh like soft, mad children
Smug in the woolly cotton brains of infancy

Lorsque Jean Teulé romance Verlaine ou Baudelaire, il tend à en faire de petites créatures décadentes dont la poésie a été sagement désamorcée. Sous couvert de vulgarisation, il a à cœur de précipiter ces auteurs dans l’abomination fade de la culture de masse. (Le Villon de Teulé me semble néanmoins fonctionner selon un autre régime ; son adaptation en bande dessiné par Luigi Critone est honorable.)

Le professeur Wallace Fowlie (Duke University) s’est fendu d’un Rimbaud and Jim Morrison, qui est devenu une sorte de classique, dont il n’y a que peu à dire, sinon qu’il témoigne de ce racolage peu inspiré auquel le discours académique à bout de course est désormais réduit. On peut y voir une ouverture à la culture populaire, un décloisonnement des discours. Or, si l’entreprise peut sembler louable (elle est sans doute très bien intentionnée), elle résulte en la liquéfaction pure et simple de la pensée critique. Ni Morrison ni Rimbaud ne sortent grandis de l’entreprise du Professeur Fowlie. L’un mouille le pétard de l’autre à l’occasion d’un « mémoire » de peu de valeur, lequel fait lamentablement pschit.

Teulé vise à rendre accessibles les grands poètes français. Fowlie essaie de faire entrer Morrison dans le canon littéraire. Dans les deux cas, on dénature l’objet culturel à force d’en émousser les angles. Il s’agit au fond d’une approche plus zoologique que critique : il faut placer les animaux rock ou poétiques dans des cages ; on leur rogne les griffes, ressassant les mêmes fadaises au sujet de leurs œuvres magistrales, de leur existence hors du commun. Il est rarissime que de la poésie ou du rock, pour ne rien dire de la pensée, naisse ainsi en captivité. Voyez comment cela se passe, à La Grande Librairie par exemple : accouplements poussifs et aberrants de pandas médiatiques, obscénité de bon aloi. Ainsi, on a fait de Morrison une sorte de rastaquouère domestique. Si la rébellion a tourné court (les textes de Morrison l’annoncent incontestablement), la poésie, à commencer par celle de Morrison, ne s’est pas entièrement évaporée : elle s’est intégrée, ronronnante et inoffensive, à la prose passablement lamentable de notre monde.

Malgré tous les efforts, on peine à faire de la diva rock un poète. Est-ce seulement souhaitable ? Ce serait accéder un peu béatement au souhait de l’artiste, qui se considérait non sans justesse comme un chamane affublé de l’âme d’un clown.

Ce n’est qu’à la toute dernière page du livre que nous est présenté l’auteur, dans un texte de moins de dix lignes : « About the Author ». Dans sa maigrelette préface à ces Collected Works, Tom Robbins parle « des bateaux ivres » (au pluriel, sic) de Rimbaud — preuve s’il en est du caractère laborieux de cette tentative de transformer la vedette en poète. Ces Collected Works sont une sorte de chasse au fantôme. Non qu’on y cherche celui de la rock star au Père-Lachaise (d’autres ouvrages s’en chargent avec ferveur), mais qu’on essaie de retrouver le spectre d’un auteur à travers l’épaisseur insondable du mythe.

Ôtant les oripeaux du chamane déglingué, on aimerait raccommoder une tenue présentable au poète. Ainsi, selon une astuce au fond bien timide, le nom-du-poète, James Douglas Morrison, apparaît en grandes lettres sous la jaquette des Collected Works, avant celui de Jim Morrison.

Le dos du livre présente quant à lui « Jim Morrison » en lettres capitales. C’est ce nom que l’on avise, de loin, au rayon musique du libraire. En tout petit, presque illisibles, de part et d’autre du nom-de-la-star : « The Collected Works of » et « James Douglas Morrison ». Sur la couverture, c’est bien Jim Morrison, avec son visage à la David de Michel-Ange, comme sur la pochette du premier album des Doors. Il ne s’agit pas d’une de ces photos où Morrison apparaît en shaman « stoned immaculate ». Ce n’est pas non plus l’espèce de satyre barbu whitmanesque de la fin. Non, on a droit à une sorte de poète assagi, un vrai portrait de l’artiste en jeune homme fréquentable. C’est d’un écrivain dont on parle. Quelqu’un de bien. Qui ne porte pas à conséquence. Du genre à parler de la pluie et du beau temps avec Modiano, sur le plateau de La Grande Librairie.

Michael McClure se souvient d’un Morrison en larmes, tenant les premiers exemplaires de ses livres alors parus à compte d’auteur : « C’est la première fois que je ne me suis pas fait baiser. » Il conviendrait peut-être de se pencher sur ces textes, de les envisager hors star system, mais on en est loin. En quête d’objets collectors, semblables à des doudous enfantins, succédanés parégoriques au désir, c’est bien de posséder Morrison dont on a envie. Jim, pas cette invention douteuse nommée James Douglas. On ne lit James Douglas Morrison que parce que Jim Morrison était un chanteur charismatique. Les deux corps du roi ne sauraient coïncider : la disjonction ou le déséquilibre de Jim à James Douglas est sans remède. C’est ainsi.

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