
Par où qu’on l’aborde, Leonardo Sciascia séduit et stimule. Mais, quand il est question d’œuvres aussi significatives — et, pour tout dire, intimidantes et urgentes — que celle de Sciascia, on ne sait trop par quel bout commencer. On aimerait qu’il y ait chez Sciascia des catégories, comme dans la théorie de la connaissance chez Kant. Or, rien de tel ne permet a priori qu’on se repère dans la pensée foisonnante du grand Sicilien.
Trois forts volumes d’œuvres de Sciascia ont paru chez Fayard. Quelque chose comme 3 800 pages en tout. Auquel massif viennent de s’ajouter, tout dernièrement, les textes recueillis dans Portrait sur mesure (Nous, 2021). Jusqu’alors introuvables en français, les articles ici proposés offrent une sorte de coupe longitudinale, qui s’avère un panorama réduit mais représentatif de l’éclectisme de Sciascia. Peut-être une voie praticable dans cette œuvre qui se présente comme un abrupt.
On découvre des évocations de l’enfance, mais aussi des images belles et tenaces du Mezzogiorno qui ne manquent pas de s’imprimer en nous : « des collines rocheuses parsemées d’amandiers et d’oliviers, de vignes, de sumacs ; quelques pins ou cyprès au sommet, à côté de maisons blanches en plâtre, ou jaunes en tuf gréseux ; beaucoup de haies de figuiers de Barbarie de tous les côtés. Ici et là, à l’endroit où on a réussi à faire affleurer une source (l’été, il vient souvent un moine sourcier, et c’est un événement), la végétation se resserre, le vert se fait plus intense : et on trouve ces grands arbres que les paysans appellent di bellu vidiri, avec mépris ; c’est-à-dire beaux à voir mais inutiles : l’arbousier, le micocoulier, les variétés de ficus. Et il y a les jardins. Et ce sont des oasis, dans la grande chaleur du jour ; il n’y manque pas le palmier, pour en donner l’illusion. »
Frédéric Lefebvre, qui a traduit ces vingt-six textes, signe une postface fort utile pour situer l’écrivain sicilien. Elle est dédiée, bien sûr, à ces grands lecteurs et amis de Sciascia que furent Claude Ambroise et Mario Fusco. Portrait sur mesure est organisé en six grandes parties thématiques, dont la plus intéressante est peut-être « Guépards et chacals », qui témoigne d’une longue fréquentation, entre confrontation et admiration, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa — Lefebvre donne quelques clefs quant à cela dans sa postface. Mais on peut aussi entrer dans l’univers de Sciascia par, je l’ai dit, ses évocations des paysages siciliens, ou encore par un texte aussi beau et surprenant que « Les Siciliens et la mafia ». Ce texte est particulièrement riche et dense. Il évoque notamment Salvatore Giuliano, dont Francesco Rosi a fait un film par ailleurs admiré par Sciascia. « Si celui qui représente l’État va manger des panettone avec Salvatore Giuliano, le Sicilien le sent, le sait avant même que l’épisode ne soit révélé. Il le sait par expérience séculaire. Il l’a toujours su. L’État n’existe pas, n’a jamais existé : c’est une forme de mafia qui finit naturellement, par affinité élective, par trouver un compromis avec l’autre mafia. Il faut trouver le moyen de se débrouiller, entre deux mafias : ne pas parler, ne pas faire confiance. Ainsi veut l’expérience. Telle est la pratique. »
La méditation de Sciascia sur la mafia parcourt l’ensemble de son œuvre. Dans un entretien avec Marcelle Padovani, Sciascia lui-même dit, alors même qu’il dénonce la Mafia, pâtir des « résidus du sentire mafioso ». Rassemblés dans La Sicile comme métaphore (Stock, 1979), les entretiens avec Padovani sont instructifs et constituent une bonne initiation à Sciascia. L’auteur s’y livre à l’exercice de la confession : il y est question de la sicilianité, du pouvoir, du communisme, de la mafia bien sûr, mais aussi du métier d’écrire envisagé comme un art de vivre.
Ayant lu Portrait sur mesure et La Sicile comme métaphore, on abordera le massif un peu plus sereinement. Peu importe par quel versant on entamera l’ascension du Volcan. Il serait bon, cependant, de lire assez vite Le Jour de la chouette, roman policier et métaphysique où se concentrent à la fois les talents de conteur et de documentariste de Sciascia. On comprendra rapidement que cet écrivain excelle dans l’art d’énoncer les énigmes propres à la Sicile.

Ce moraliste d’un genre particulier « catonise », comme il le concède lui-même ; sa pensée toujours tendue s’écrit noir sur noir. Son écriture économe et subtile, quand bien même nero su nero, se veut une « riposte parodique à l’accusation de pessimisme qu’on [lui] adresse d’ordinaire : l’écriture, en noir, sur la page noire de la réalité ». Il arrive souvent que le noir de Sciascia scintille et se mette à chatoyer à même les ombres qu’il invoque dans ses différents ouvrages. À commencer, donc, par Noir sur noir (1979).

Noir sur noir se présente comme une série de notes tenues durant dix ans, de l’été 1969 au 12 juin 1979, qui toutes ont paru dans des journaux italiens. (On peu penser aux Sténogrammes philosophiques de Günther Anders.) Là encore, les multiples thématiques chères à Sciascia se mêlent et se croisent. Il évoque les monceaux d’ordures qui s’entassent à Palerme, le vol attribué à la mafia d’un tableau célèbre dans l’oratoire de saint Laurent (« cette histoire de la Nativité du Caravage soustraite si aisément, sans avoir à employer la moindre ingéniosité ou complication »), telle jeune fille gramscienne qui devient assistante d’un professeur « très fasciste », il fait jouer Voltaire contre Rousseau (« Rousseau haïssait Voltaire dans la mesure où il aurait souhaiter l’aimer. »), et s’il travaille inlassablement les ambiguïtés et les paradoxes siciliens, ce génial extrapolateur élève le petit fait du quotidien en véritable image dialectique. Ainsi, pour mieux comprendre où nous mène Sciascia, il suffit sans doute de prendre le train avec lui : « Le paysan qui, à Roccapalumba, monte dans le train d’Agrigente, demande à trois reprises et à trois personnes différentes si le train va bien à Agrigente : trois fois de suite, la même réponse : ‘‘Probablement… ’’ La troisième fois, la réponse est fournie carrément par le contrôleur : tant et si bien que le paysan se résigne à rester dans le doute. Personne n’est certain que le train va à Agrigente : on le présume, c’est ce qui était marqué, et c’est ce que supposent les voyageurs et ceux qui conduisent la locomotive ; mais il peut aussi bien aboutir à Trapani, à Messine ou en enfer. »
[Lire « Le cercueil de Sciascia »]