
Jean-Michel Rabaté a consacré de nombreux ouvrages à James Joyce, où il prend acte aussi bien de Jacques Derrida que de Jacques Lacan. Ainsi, dans le sillage de Jacques Aubert, Rabaté contribue à façonner le Joyce français, tout comme, par exemple, John McCourt ou Enrico Terrinoni étudient le Joyce italien à la suite de Giorgio Melchiori. Mais Rabaté sait aussi élaborer de savants développements, notamment à partir de Max Stirner (voir : James Joyce and the Politics of Egoism (Cambridge University Press, 2001)). Comme chez beaucoup de lecteurs de Joyce, l’intérêt de Rabaté va également à l’œuvre de Samuel Beckett. Tout dernièrement, il a fait paraître un Beckett and Sade (Cambridge Elements, 2020), petite étude comparatiste élégante et surprenante où l’on croise notamment Mario Praz, auteur que l’on a un peu oublié, mais dont les pages sur le romantisme noir ont encore beaucoup de vigueur. Beckett and Sade se conclut sur la notion lacanienne de jouissance. Cette conclusion ouvre en fait sur les autres ouvrages de Rabaté, plus particulièrement sur des études où il est question de Joyce.
Le rire, la jouissance et la prodigalité animent la pensée de Rabaté dans ses ouvrages récents : Rire au soleil. Des affects en littérature (Campagne Première, 2019), Rires prodigues. Rire et jouissance chez Marx, Freud et Kafka (Stilus, 2021), Joyce, hérétique et prodigue (Stilus, 2021). Il convient idéalement d’avoir ces trois livres ensemble à l’esprit tant ils s’éclairent entre eux. Tandis que la notion de valeur selon Marx y est appelée à vaciller, la jouissance de Joyce y circule, mais aussi le rire de Kafka, l’égoïsme de Stirner, le Witz de Freud ou la farce métaphysico-poétique de Lacan. Je prends le parti de ne me concentrer ici que sur Joyce — cet infini-ci me suffit — mais comprenons bien que c’est réduire le propos de Rabaté, auteur que l’on ne saurait considérer comme un simple « joycien », un de ces tacherons critiques au service de ce que l’on a coutume de nommer la Joyce Industry. Car l’exégèse est ici mise au service de la pensée ; Rabaté emporte Joyce par devers lui, non pour lui faire quelque « bébé dans le dos » (selon l’expression fameuse de Deleuze), mais pour recentrer tout en les ravivant les enjeux et défis inhérents à son œuvre.
Cap au rire
Hohohoho, Mister Finn, you’re going to be Mister Finnagain! Comeday morm and, O, you’re vine! Sendday’s eve and, ah, you’re vinegar! Hahahaha, Mister Funn, you’re going to be fined again.
(Finnegans Wake (5.9-12))
Joyce offre un paradigme sans doute infini à ses commentateurs — un idéal terrain de jeu. Il y a bien de quoi s’y perdre. Mais Rabaté sait nous guider dans le labyrinthe de Joyce. L’Œuvre de James Joyce ou la trame de la vie, ouvrage paru chez Hachette en 1993, établit exemplairement la carte du territoire joycien. En langue française, c’est à ce jour la meilleure introduction à Joyce. Le livre comprend également un précieux florilège de textes critiques (près de la moitié du volume). Et l’on sait gré à Rabaté de n’y avoir pas fait figurer seulement les tenants de la French Theory (Lacan, Derrida, Cixous), mais aussi, entre autres morceaux de bravoure, un long passage du « James Joyce et le temps présent », l’éblouissant essai qu’Hermann Broch consacrait à l’auteur irlandais dans les années trente.

Déjà, le rire était présent dans ce petit livre vert : « tout un chacun trouverait de quoi s’amuser dans la veillée de Finnegan, le rire étant la première des vertus à être excitée, ‘‘réveillée’’ par cette immense carnavalisation de la culture européenne ». On entendait aussi bien le rire de Joyce dès Portrait de l’auteur en autre lecteur que Rabaté publiait chez Cistre en 1984, notamment dans la conclusion de cet étude, intitulée : « inéluctable modalité du risible », avec un clin d’œil à Stephen Dedalus sur la plage de Sandymount au matin du 16 juin 1904. C’était sur le même rire que concluait « Lapsus ex machina », article que Rabaté faisait paraître dans un dossier que la revue Poétique consacrait à Finnegans Wake en 1976 : « le lisible-risible, ce lisible qui nous atteint brutalement dans le rire qui nous prend au dépourvu dans une phrase ou un mot ». Formulant ces remarques en fin d’ouvrage ou d’article, Rabaté semblait voir en le rire de Joyce une sorte de point de fuite ; Rire au soleil et Rire prodigue veulent placer le rire au centre du propos.
Cela commence par un nuage de fumée. Celui qui enveloppait le séminaire de Lacan, rue d’Ulm : « Pendant plus de quatre ans, la voix de Lacan avait traversé ces volutes de fumée, son regard perçant les nuées qui, depuis Aristophane, allégorisent la pensée pure. » Ainsi débute Rires prodigues, qui se présente comme une méditation portant sur la notion lacanienne de jouissance. Celle-ci innerve la pensée de Rabaté. On s’en convaincra en lisant un article qui fait admirablement le point sur Lacan lecteur de Joyce, intitulé « Qui jouit de la joie de Joyce ? » [1].
Le rire, qui est peut-être le versant le plus vertigineux de la jouissance chez Joyce, Derrida en parle avec brio, en fait un oui-rire, une « jouissance par l’oreille » dans Ulysse gramophone (Galilée, 1985). De fait, la jouissance lacanienne touche au rire : « bien souvent, nous avoue Rabaté dans Rires prodigues, Lacan me donnait envie de rire lorsque j’assistais à ses séminaires ». Tout se passe comme si, de Derrida en Joyce, de Joyce en Lacan, Rabaté s’essayait à une sorte de généalogie du rire.
Dans Rire au soleil, Rabaté propose une réflexion sur Joyce et Blanchot, qu’il intitule « Maurice Blanchot et la jouissance de la joie ». Rabaté étudie la présence spectrale et à mieux dire la quasi-absence de Joyce chez Blanchot. Ce dernier ne manque pas de placer Joyce dans une sorte d’héritage mallarméen, mais Rabaté constate qu’avec Joyce, il pourrait bien s’agir d’un « des rares moments où l’on surprend Blanchot à parler d’un livre qu’il n’a pas lu, ou simplement parcouru ». Ce n’est pas l’enjeu ici ; Rabaté nous livre surtout une lecture serrée de Blanchot, et plus particulièrement de celui de ses romans que l’on lit le moins : Au moment voulu (1951), qu’il met notamment en perspective avec le cinéma de Godard.
Au moment voulu résonne, précise Rabaté, avec « les intuitions d’Emmanuel Levinas et de Georges Bataille », et cela va plus loin encore : Rabaté remonte la piste du désir et de la mort, suit du regard les fantômes, les absents. Pour mieux nous rappeler que « l’effort de l’écriture consiste à tenir une place dans un nulle part une fois que l’on a été expulsé, comme le savait si bien Beckett ». L’essai sur Au moment voulu suit de près de belles pages consacrées à la jalousie chez Joyce, ce d’autant que Rabaté souligne une parenté surprenante entre ce roman et le « quadrille érotique » à l’œuvre dans Exils, la pièce de Joyce autour de laquelle tourne une méditation sur « James Joyce Jaloux » [2]. On le voit, les obsessions joyciennes sont intimement tissées dans le discours de Rabaté ; elles en fournissent la trame même.
Bien entendu, Exils ne saurait être considérée comme une œuvre maîtresse (Rabaté s’en amuse en constatant non sans justesse que l’on dirait « une pièce d’Ibsen réécrite par Joyce »), mais il n’en est pas moins vrai que s’y jouent les grandes thématiques propres à Ulysse. Dont la jalousie et le doute. Peut-être perd-on le rire de vue dans l’étude consacrée à Blanchot, ou encore dans la lecture, quand bien même inspirée, de l’injouable pièce de Joyce. Rabaté vise surtout à souligner l’émergence ou la création d’un « affect nouveau », dont Joyce était bien conscient selon lui.
Car l’affect est l’objet véritable de Rire au soleil, comme Rabaté l’indique dans son introduction : « Il s’agirait de réconcilier le tournant linguistique de la psychanalyse entamé par Freud et poursuivi par Lacan avec une nouvelle ontologie prenant appui sur le corps pour en tirer un concept crucial, celui d’affect. » Les chapitres consacrés à Deleuze et à Lacan sont presque indissociables, tant ils envisagent la notion de manière connexe (bien que divergente). Rabaté propose dans la deuxième partie de Rire au soleil une vision prismatique de l’affect que viennent compléter les réflexions sur la jalousie chez Joyce et sur la joie chez Blanchot. Le rire en tant qu’affect est envisagé dans des développements qui traitent tour à tour (trou à trou ?) de Gide et de Rimbaud à travers Lacan.
Paru chez Palgrave en 2001, Jacques Lacan. Psychoanalysis and the Subject of Literature vérifie le truisme postmoderne selon lequel la French Theory s’énonce plus clairement en langue anglaise. Cet ouvrage de Rabaté constitue, en complément de la grande introduction de Joël Dor [3], une propédeutique efficace et stimulante à la pensée de Lacan, en particulier du Lacan qui se mêle de littérature et de poésie (Rabaté nous parle encore plus spécifiquement de Lacan poète dans Rire au soleil, mais aussi, dans une moindre mesure, dans Joyce, hérétique et prodigue). Pour bien saisir la grande geste de Lacan vers Joyce, il convient, en plus du Sinthome (édité en impeccable quadrichromie borroméenne au Seuil par les bons soins de Jacques-Alain Miller), de lire Joyce avec Lacan, ouvrage collectif (Jacques Aubert dir.) auquel participait également Rabaté [4].

Dans « The Theory of the Letter: Lituraterre and Gide », troisième chapitre du Jacques Lacan de Rabaté, Gide selon Lacan nous est rendu explicite, presque limpide. Dans Rire au soleil, à l’occasion d’un court article introductif rappelant le rapport de Lacan à l’auteur de Si le Grain ne meurt, c’est surtout le rire et le trou qui apparaissent, là encore dans le sillage de Joyce : « la lettre tourne toujours autour d’un trou qui relie le sujet à la jouissance, comme on le voit chez James Joyce. Et donc les symptômes de Gide seront remplacés par Joyce, appelé lui-même le symptôme mais écrit ‘‘Sinthome’’ ». Les « trous-rires » de Gide tels que les analyse Rabaté sont le fruit d’autant de coups de sonde habiles dans le Séminaire, et le premier chapitre de Rire au soleil permet, selon un habile survol, de suivre la lecture que Lacan fait de Gide.
Ma lecture de Rire au soleil et de Rires prodigues est partielle et partiale ; je me suis contenté d’en évoquer, de manière fort succincte, certains points seulement. Peut-être aussi que mon approche, qui répugne à n’être qu’un compte rendu, déforme ou infléchit quelque peu ces deux ouvrages du fait de ma perspective. C’est à peine si j’ai évoqué Rires prodigues, où Joyce et sa fille Lucia font néanmoins une apparition fugace à la fin du premier chapitre, « Rire le capital ». Mes omissions ou trous de lecture, notamment quant à Kafka et à Marx, ces manquements ne manqueront pas, je l’espère, de faire naître si ce n’est un désir de lecture, tout du moins un peu de curiosité à l’endroit de la pensée de Rabaté.
Joyce, hérétique et prodigue

Rendre compte d’un livre de Rabaté, c’est pour moi déballer ma bibliothèque. Relire les livres de Rabaté, ses articles éparpillés en revues ou en volumes collectifs m’aide à saisir la cohérence d’un propos où, qu’on le veuille ou non, tout est dans tout. Cette tendance est aggravée par le bout — joycien — de la lorgnette selon lequel j’envisage Rabaté. Joyce, cet Irlandais « presque infini » selon Borges (sous le haut patronat de qui est placé Joyce, hérétique et prodigue) ; Joyce, depuis qui écrire ni même penser ne veulent plus dire la même chose, n’a pas encore fini, cent ans après Ulysses, de nous troubler ou de nous questionner, et force est de constater que Rabaté a l’art de reformuler les énigmes joyciennes selon des angles surprenants, générant de nombreux questionnements : « en se réglant selon une géométrie que l’on peut dire fractale, le texte de Joyce s’ouvre à l’infini des interprétations. » [5].
Prenons de la hauteur. À travers le hublot d’un avion, Lacan et Derrida rêvent chacun de Joyce, en observant le paysage du Japon — voir Lituraterre et Ulysse Gramophone [voir aussi Ponge Lituraterre]. Rabaté fait de même lorsqu’il survole le Canada et qu’émerge la forme de la mosaïque [6]. Cette approche, toute de rapprochements intertextuels et de lectures rapprochées, qui consiste à survoler pour mieux prendre conscience du détail (dettaglio et particolare), Rabaté l’a faite sienne. Et sans doute n’est-ce pas là la moindre des exigences liées à ses livres, mosaïques où le particulier englobe et réticule le tout. Joyce, au reste, ne lui laissait pas le choix, qui a su jouer sur la singularité « égoïste » de Stephen Dedalus autant que sur la totalité polyphonique de Here Comes Everybody. Au fond, comme le dit si bien Rabaté, « tout sujet peut jouir de la joie de Joyce, en jouir aussi égoïstement que collectivement ». Joyce nous aide, chacune et chacun, à penser notre propre communauté imaginaire.
Observer le paysage depuis le hublot d’un avion, donc, mais à la longue vue. Cela peut faire sourire. Or, Joyce ne faisait pas autrement.

Joyce n’a jamais pris l’avion. Mais cet être loufoque — « aloof » au plus haut point — prenait le monde d’encore plus haut, comme le suggère l’extraordinaire caricature que Cesar Abin fit de lui en 1932, et l’une des photographies qui allégorisent le mieux l’auteur du Wake nous le montre déchiffrant à travers de sacrés hublots la mosaïque de son écriture.

Valery Larbaud, le premier, comparait la méthode de Joyce à de la mosaïque. En effet, dans Ulysses, déjà, il s’agissait d’écrire à la manière mosaïque (i.e. de Moïse) : les tables de la loi inscrite dans la langue des hors-la-loi. Rabaté fait le point sur l’écriture de Joyce, à laquelle il s’est au reste frotté de très près à l’occasion de son Joyce upon the Void (Macmillan, 1991), adoptant alors l’approche génétique [7]. L’historiographie joycienne retient la période où parut ce livre comme étant celle des Joyce Wars, ces querelles académiques autour de l’établissement du texte de Ulysses. Je ne suis pas sûr que la pensée critique en soit sortie grandie, mais le rire de Joyce a eu l’occasion de se faire entendre à l’occasion de ces débats dont le Wake semble avoir été, par avance, la chambre d’enregistrement : « What clashes here of wills gen wonts, oystrygods gaggin fishygods Brékkek Brékkek! Brékkek Brékkek Kékkek Kékkek Kékkek! Kóax Kóax Kóax! Ualu Ualu Ualu! Quaouauh! » (FW 4.1-3). De fait, les manuscrits et carnets de Joyce sont l’idéal cauchemar pour d’idéaux insomniaques, à Paris, à Anvers, à Buffalo, via Zoom et de partout… C’est la secte du Phénix, comme s’en amuse Rabaté faisant signe à Borges, à la fin de Joyce, hérétique et prodigue.
L’axe de l’hérésie en psychanalyse, qui plus est dans le champ joycien, avait déjà été abordé par Colette Soler dans son Lacan, lecteur de Joyce (PUF, 2019), ou de manière encore plus stimulante par Annie Tardits, dans un article paru dans Joyce avec Lacan. Joyce et Lacan ont un commun tropisme pour l’hérésie, et dans The Politics of Egoism, Rabaté rappelle la remarque de Nestor Braunstein — maître ès jouissance lacanienne — selon laquelle Joyce serait une sorte de double littéraire de Lacan, l’analyste profane de l’inanalysable analyste, qui légitime l’excentricité de son expression [8]. L’identification précoce de Joyce à Giordano Bruno a elle aussi de quoi fasciner. Rabaté médite efficacement à ce sujet dans les deux premiers chapitres de Joyce, hérétique et prodigue.
Avec The Politics of Egoism, Rabaté jetait habilement de l’essence non pas sur le bûcher du Nolain, mais sur un imaginaire anarchiste-égoïste (une sorte de mixte entre Max Stirner et ego analysis) qui ne demandait qu’à plus amplement s’embraser chez Joyce l’hérétique. Rabaté ne manque pas de convoquer Hans Blumenberg dans sa lecture de Giordano Bruno. De fait, l’auto-épuisement de Dieu (cf. La légitimité des temps modernes) a bel et bien quelque chose de profondément joycien. Rabaté prend également soin de rappeler la formule de Beckett consacrée à Descartes : « He proves God by Exhaustion » [« Il prouve l’existence de Dieu par voie d’épuisement. »], et la lecture que Rabaté propose de l’infini esthétique et mathématique chez Joyce me semble faire écho au célèbre article de Deleuze sur Beckett, ou tout du moins en réactive-t-elle le propos [9]. En tout cas, Rabaté n’hésite pas à mettre à contribution Derrida commentant la Géométrie de Husserl, faisant de ce dernier un héritier de Bruno. Et c’est aussi bien la formule « Jewgreek is greekjew. » qui brille au fond du propos de Rabaté : « Derrida tirera argument de cette coïncidence des contraires pour faire de Joyce un hégélien dont l’écriture fournirait une relève à la philosophie de l’Autre de Levinas et à la philosophie du Même de Husserl. Il s’agirait de se faufiler entre Husserl et Levinas pour réécrire une phénoménologie de l’esprit post-hégélienne. »
Rabaté s’intéresse au Joyce italien, non seulement à travers Bruno, mais aussi en relisant Guglielmo Ferrero, percevant en Joyce et en Ferrero les « fils prodigues de l’histoire ». Dans ce chapitre réapparaissent les « épuisés », lorsque Rabaté relit le passage de la boîte de biscuits à la fin de l’épisode du Cyclope dans Ulysse. Les biscuits seront digérés une fois encore dans le Wake : « I gave a box of biscums to the jacobeaters and pottage bakes to the esausted [cf. the exhausted, les épuisés] » (FW 549. 29-30).
Une myriade de détails s’anime sous nos yeux à la lecture de Joyce, hérétique et prodigue. Ainsi, Rabaté signale que, par un fait du hasard objectif que nul, je crois, n’avait encore relevé, Joyce a publié ses premiers textes dans Dana, revue où Édouard Dujardin avait fait paraître un texte où il « condamne une Église incapable d’accepter le mouvement moderniste ». Modernisme, quand tu nous tiens…
Toujours dans la période italienne de Joyce, Rabaté exhume une source possible à la citation de Mallarmé au neuvième épisode d’Ulysse (« Il se promène, pas plus, lisant au livre de lui-même. ») ; celle-ci aurait été dénichée dans le Amleto è Giordano Bruno ? de Paolo Orano (paru à Lanciano en 1916). L’importance pour Joyce de l’Italie, et de Rome en particulier, a été soulignée dans le récent ouvrage d’Enrico Terrinoni, paru chez Feltrinelli, Su tutti i vivi e i morti (janvier 2022). Le livre de Rabaté attise grandement la curiosité quant à ce livre consacré à la période romaine de l’écrivain irlandais.

Le chapitre 6 de Joyce, hérétique et prodigue est lui non plus non dépourvu d’originalité et d’inventivité. Il s’agit d’une sorte d’excursus biblique, une lecture de Joyce à travers saint Augustin (avait-on jamais remarqué que l’évêque d’Hippone était contemporain de saint Patrick ?), avant de retourner à Lacan et à l’hérésie (chapitre 7).
Le chapitre 7 n’offre rien de bien nouveau pour qui a déjà lu Rabaté — c’est le Joyce/Lacan que l’on commence à bien connaître — sauf à partir de la page 183, où l’on découvre que « la clinique montre que la phobie offre une barrière contre la psychose ». C’est l’occasion pour Rabaté de revenir sur la brontophobie de Joyce, et de noter que Lucia n’avait, elle, pas peur de l’orage. « Était-elle elle-même la foudre entrée dans la langue ? » La question a quelque chose de sublime : Lucia, la fille-lumière, n’étant pas sans électriser le sinthome.
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[1] « Qui jouit de la joie de Joyce ? », dans le volume collectif Lacan et la littérature, Éric Marty dir., Manucius, coll. « Le marteau sans maître, 2005, pp. 157-179).
[2] Celle-ci se lit parallèlement à la préface de Rabaté à Exils dans la traduction de Jean-Michel Déprats parue chez Gallimard en 2012.
[3] Joël Dor, Introduction à la lecture de Lacan deux tomes parus en 1985 et 1992, repris en un en un seul volume en 2002.
[4] Ce document paru en 1987 chez Navarin a une valeur historique dans les études lacano-joyciennes. Outre des textes importants de Lacan (longtemps disponibles uniquement dans cet ouvrage), Joyce avec Lacan comprend l’excellent article d’Annie Tardits « L’appensée, le renard et l’hérésie » et le très beau texte de Catherine Millot consacré aux épiphanies (il sera repris plus tard dans La Vocation de l’écrivain) — ce dernier garde une fraîcheur certaine, alors même qu’on a publié des centaines de thèses autour de la notion d’épiphanie.
[5] Le caractère fractal de l’écriture de Joyce a été étudié par des scientifiques polonais, on peut en avoir un aperçu ici.
[6] Cf. « Modernismes — Mosaïques (Joyce, Freud, Duchamp) », L’Œuvre en morceaux. Esthétiques de la mosaïque (Les Impressions Nouvelles, Livio Belloï, Michel Delville éd., 2006), pp. 9-11.
[7] Rabaté s’est également intéressé à la genèse du Wake. Il a notamment contribué à How Joyce Wrote Finnegans Wake. A Chapter-by-Chapter Genetic Guide, Sam Slote & Luca Crispi éd., Université du Wisconsin, 2007.
[8] « The Irish writer acts as Lacan’s double, turns into a literary Doppelgänger thanks to whom he can justify his own baroque style, while permitting the return of the repressed ‘‘ego” » (James Joyce and the Politics of Egoism, op. cit., p. 8).
[9] Gilles Deleuze, « L’épuisé », in Samuel Beckett, Quad suivi d’autres pièces pour la télévision [1992], Minuit, 2002, pp. 57-106.