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« Don’t Look Up » et la servante de Thrace

pour Stéphane Philosophos

Diffusé essentiellement sur Netflix, Don’t Look Up a, comme on dit, créé l’événement de la fin de l’année 2021. C’est néanmoins dans une sorte d’atonie covidiée qu’on a reçu ce film de consommation courante, dont il est vraisemblable qu’on oubliera très vite à peu près tout.

Il faudrait s’en tenir à la littéralité de ces produits postmodernes, en les prenant pour ce qu’ils sont. Sans doute est-ce aussi le meilleur moyen de ne pas en saisir la nature véritable, de fermer les yeux sur l’ambivalence propre à ces formes sans fond (ces pures surfaces, infatigables et lassants rubans de Möbius que nous offre uniment l’increvable capitalisme tardif). Qu’est-ce que ce Don’t Look Up au juste ? Je ne prétends pas répondre expressément à cette question ici, mais on peut estimer que, bien que ce film constitue une allégorie sans grande envergure, la manière massive et brutale dont il déplace le sens — et dont il finit par nous en divertir — n’est pas dénuée d’intérêt.

Tout se passe comme si, de film en film, de catastrophe en comédie, Adam McKay visait à multiplier les angles d’attaque de sorte à produire une fable polyphonique, formulant ainsi une critique selon différents modes. Ainsi, lorsque Ron Burgundy perd la vue (Anchorman 2: The Legend Continues (2013)), c’est déjà une image culminante de l’aveuglement mass-médiatique à l’œuvre dans Don’t Look Up. The Big Short (2016) raconte quant à lui l’annonce d’un Armageddon financier. La finance, les médias et la politique sont tour à tour interrogés par McKay, l’inquiéteur drôle et lucide à qui l’on doit aussi Vice (2018) ou encore l’improbable geste de l’homme blanc médiocre, Ron Burgundy. Les films de McKay qui précèdent Don’t Look Up mettent ce dernier en perspective, tout en assurant les soubassements d’une comédie qui passerait sans cela pour simplement divertissante.

Don’t Look Up serait une expérience jubilatoire si ce film n’était pas branché de manière aussi univoque et directe sur notre fade et accablante réalité. Planet Stupid (Idiocracy) (2008) de Mike Judge était, finalement, plus drôle. Plus déjanté, pathétique et mordant. Ces films se font signe tout de même, en cela que la satire porte, de manière il est vrai très lourde, sur l’essence même de notre monde — Planet Stupid s’il en est. C’est d’autant plus grotesque que dans une sorte d’aplatissement sémantique, « divertir » et « avertir » semblent devenus synonymes avec Don’t Look Up.

Chronique d’une catastrophe annoncée : on a tous compris et rien ne change. La fin du monde étant une fin trop grande, trop résolument collective pour des sujets chaque jour plus isolés à mesure que le dèmos se « défait » [1].

L’Armageddon est inéluctable. C’est l’affaire de quelques mois. Mais ce coup-ci, il n’y aura pas Bruce Willis pour nous sauver, ni même la musique d’Aerosmith en guise de finale.

I don’t want to close my eyes
I don’t want to fall asleep
’Cause I’d miss you baby
And I don’t want to miss a thing

Les paroles de cette chanson un brin niaise — sans doute pas le meilleur morceau d’Aerosmith — sont apparemment l’antithèse de Don’t Look Up, film où l’on refuse obstinément d’ouvrir les yeux, ou plutôt de les lever vers la comète qui va nous anéantir.

Le film de McKay dispose lui aussi de sa chanson niaise. Ariana Grande se rabiboche avec son copain, et cela donne lieu au morceau sur lequel culmine Don’t Look Up. Ariana nous prévient, ou à mieux dire nous le rappelle : « we really fucked this up, fucked this up this time. » On a tout foutu en l’air. C’est plus profond qu’Aerosmith. Du Greta Thunberg dans le texte.

On a tout foutu en l’air et il n’y a pas de remède. Ariana Grande nous parle, nous fait la morale en ce réveillon 2021, dans une effroyable métalepse qui pointe sur notre mesquine réalité. Sur notre déni même. Qu’il soit climatique, politique, ou même cosmique. Dans le monde réellement renversé qui est le nôtre, la vérité est affaire de contorsion : sortons-nous la tête du cul, chante Ariana.

Déplaçons la métaphore de l’anus vers le puits. Selon la sentence de Démocrite, la vérité est au fond du puits. Ariana Grande est venue chercher cette ahurissante vérité, pour nous la chanter. Pleine de ses ruisselantes certitudes, Ariana chante la fin des temps. Dieu que c’est bébête. Mais après tout, l’annonce de la catastrophe est inaudible. Le puits de Démocrite est sans fond. On ne peut rien savoir. Il n’est de certitude que celle de la catastrophe, à mesure même que l’on nie son avènement prochain. Pas sûr qu’une quelconque vérité finisse par sortir du puits.

Ariana Grande n’incarne finalement rien, n’est le support d’aucune vérité. Pas davantage que les scientifiques. Une épaisseur tour à tour médiatique et politique barre l’accès au réel, obstrue la révélation (qui veut dire apocalypse).

Il conviendrait de déchirer le voile de la Maya. McKay, par un jeu d’inserts d’images, s’y emploie sans grand succès, un peu paresseusement, dans Don’t Look Up. Ce sont quelquefois des plans sur les mains des protagonistes, sur une tasse de thé qui infuse (premier plan du film), ou encore des fragments de documents animaliers glissés dans le récit. Ces images presque subliminales, qui flottent à vrai dire à la surface de cette sinistre comédie, fonctionnent selon un autre régime. Elles visent idéalement à casser le rythme de l’image, à heurter la diégèse, œuvrant ainsi non à des fins de distanciation, mais de sorte à effranger la représentation. Cela ne suffit pas. Et c’est précisément ce que McKay semble vouloir nous dire : le réel n’a plus prise sur la réalité. De même que la pénurie guette notre monde pléthorique, où l’on préfère la gestion hystérique des flux à la saine économie du stock ; où la communication l’emporte sur l’expression ; où la vaine agitation politique remplace l’action efficace et radicale.

Don’t Look Up laisse résolument le réel en souffrance, et c’est sans doute une de ses plus grandes qualités. Il met en scène le déni de réel, tout en nous rappelant que l’abjection médiatique est bordée de bêtise. Ainsi, le voile de l’illusion est-il toujours maintenu par McKay, de manière presque obscène. C’est une forme d’érotisme, mais elle fonctionne à rebours.

La fable tient bon, en toute indécence. Invité à une émission pour enfants, DiCaprio s’emporte à la télévision, et le propos est soudain politique. Bien sûr tout cela n’était pas prévu, de même que la colère de Dibiaski la doctorante de DiCaprio, quelques jours plus tôt, toujours sur un plateau. Ces scientifiques détiennent l’inaudible vérité. Ces Cassandres ont beau s’encolérer dans les médias, cela revient à hurler dans le désert.

Au fond, ce qui se joue avec Don’t Look Up, c’est la fable de la servante de Thrace, dont Hans Blumenberg a éclairé les enjeux [2]. Platon a su figer la fable dans le Théétète, à travers les mots de Socrate à Théodore [3]. Le rire de la servante de Thrace se traduit chez McKay par le « déni cosmique ». En cela qu’une idiocratie médiatique contrôle les conditions mêmes de l’énonciation de toute vérité. Autant dire que les Cassandres scientifiques sont sciemment maintenues au fond du puits.

« Voilà donc, ami, comme je le disais en commençant, ce qu’est notre philosophe dans les rapports privés et publics qu’il a avec ses semblables. Quand il est forcé de discuter dans un tribunal ou quelque part ailleurs sur ce qui est à ses pieds et devant ses yeux, il prête à rire non seulement aux servantes de Thrace, mais encore au reste de la foule, son inexpérience le faisant tomber dans les puits et dans toute sorte de perplexités. Sa terrible gaucherie le fait passer pour un imbécile. » [4]

La vérité sur la fin du monde est non seulement inaudible ou inconcevable, mais elle est méthodiquement étouffée par la logique médiatique, ou plutôt enfouie au fond du puits, du trou du cul de tout un chacun, pour reprendre la chanson d’Ariana Grande.

Ce que Don’t Look Up nous rappelle cruellement, mais on ne le sait que trop bien, c’est que la représentation médiatique, la distorsion sinon l’occultation de la vérité, est désormais indiscutable, hégémonique. Elle œuvre au forage permanent du puits, mais aussi à l’immuable fabrique des trous du cul. On peut cependant rêver à une Ariana Grande dont les affects seraient moins nubiles et plus profondément politiques, à la manière de la Vérité de Jean-Léon Gérôme.

(Vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité (1896))

Il y a dans ce tableau, dans son irrationnelle puissance d’arrachement, une velléité d’émancipation qui manque à Don’t Look Up. C’est que la critique de McKay porte, quand bien même largement étouffée, depuis l’intérieur de la représentation. Gérôme construit une allégorie vociférante bien en mesure de déchirer le voile de la Maya, là où McKay ne peut qu’établir, non sans une certaine habileté, un diagnostic sur notre monde lisse et unifié, sous la forme d’une sorte de rire nerveux qui n’est pas tout-à-fait celui de la servante de Thrace.

_____________

[1] Wendy Brown, Défaire le Dèmos. Le néolibéralisme, une révolution furtive [2015], Jérôme Vidal trad., Paris, Éditions Amsterdam, 2018.

[2] Hans Blumenberg, Le Rire de la servante de Thrace [1987], Laurent Cassagnau trad., Paris, L’Arche, 2000.

[3] « [Thalès] observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. Il est certain, en effet, qu’un tel homme ne connaît ni proche, ni voisin ; il ne sait pas ce qu’ils font, sait à peine si ce sont des hommes ou des créatures d’une autre espèce ; mais qu’est-ce que peut être l’homme et qu’est-ce qu’une telle nature doit faire ou supporter qui la distingue des autres êtres, voilà ce qu’il cherche et prend peine à découvrir. Tu comprends, je pense, Théodore ; ne comprends-tu pas ? » (Platon, Théétète, Parménide, GF-Flammarion, Émile Chambry trad., Paris, 1967, p. 111.)

[4] Platon, op. cit., p. 112.

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