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Les épiphanies de Guillaume Condello

Le livre se présente comme des « chroniques ». Ce sont des chants aussi bien, au nombre de dix. On y perçoit, surtout, des notations. J’imagine Condello prendre des notes, sur des bouts de papier, des tickets de caisse, dans des carnets, sur son téléphone. D’ailleurs il s’en amuse, à l’occasion d’un poème pris à fleur de quotidien, lorsque son téléphone lui propose intuitivement « part de pizza » au lieu de « part de rêve ».

Le vers crénelé, les mots décrochés — posés parfois comme à la diable — témoignent d’une catastrophe du sens. D’autres fois, ce sont aussi des blocs de texte, sans ponctuation, lorsque les digues cèdent. Cela s’appelle la vie. Et il convient d’ « enregistrer » celle-ci, aussi intégralement que possible, à la manière d’épiphanies. (« Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle, se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettre d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs.» (Joyce, Stephen le hero)).

La part de « pizza », donc, comme une épiphanie, puisque le poème s’empare du réel et du virtuel. Mais il tâche surtout d’aller au fond des choses — au risque peut-être de perdre la poésie.  Une des forces de Guillaume Condello est de laisser se perdre le poème, d’écrire comme à perte. Écrire sans que cela fasse poésie. Sans posture. Selon un geste qui tend à mettre le poème en péril. Mais c’est également un sauvetage.

Aussi, le spectacle de la politique est-il enregistré à même le corps meurtri du poème, avec, par exemple, les sempiternelles soirées de second tour des élections françaises. « à chaque élection remontent / les fragments d’une chronique / de l’oubli ». Plus profondément encore, tressé de mémoire impossible, le cauchemar de l’histoire hante les chroniques de Condello : « je me souviens / des chemises noires ou brunes / mon grand-père avait vu passer / admiratif / Mussolini / si grand dans les yeux d’un enfant ». Dans Tout est normal, ce n’est pas tant de mémoire que de conscience qu’il s’agit. Ou alors d’une mémoire qui s’invente consciemment, consciencieusement, avec les moyens du bord (« je me souviens / (je l’ai vu sur internet) »). Les épiphanies de Condello creusent dans l’ordre des choses ; l’excavation donne à lire le monde, sa barbarie, sa bêtise, la maladie, l’amitié, l’amour. Pour tout dire, les épiphanies de Condello offrent une forme de grâce, au moment où, passée corps et âme de l’autre côté, l’expression fixe avec justesse le vertige du quotidien, de l’impossible normal. « tout était normal / sinon / les choses défaites ».

La poésie de Condello trouve sa modulation la plus intime, sa clef, lorsqu’elle est dite. Elle joue son corps et sa précision dans la voix même de Condello.

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