« La Réisophie est une réisophie, un point c’est tout. »

Laurent Albarracin fait paraître un nouvel ouvrage, une suite à Res Rerum (Arfuyen, 2018), nous dévoilant de nouveaux aphorismes et poèmes que l’on doit au Collège de Réisophie, mouvement occulte, aussi profond, quoique plus mystérieux, que la ‘pataphysique.
Les mots des Réisophes effectuent une étrange sarabande, où le Même et l’Autre sont appelés à se confondre. Quelquefois, on songe au Parménide, ou à quelque joyeuse sagesse antique. Souvent les mots font la ronde pour mieux se diviser en eux-mêmes.
Si la partie joue sa partie dans le tout,
Le tout, lui, joue le tout pour le tout
Dans la partie.
Réisophie pratique, #20
À quoi reconnaît-on un grand poète ? À cette faculté, sans doute, qui consiste à faire coïncider le tout avec le tout, de sorte que la somme des parties, au sein du tout procuré par le poème, soit supérieure à l’ensemble de ses parties. Le poète retourne donc comme un gant une formule célèbre et, semble-t-il, apocryphe. Chez Albarracin, qui élève justement l’apocryphie à un art subtil, cela se manifeste par une réversibilité généralisée, que vient compléter la loi du comme réisophique :
Comme le trois règne dans le un,
Comme l’étoile règne secrètement dans la pomme
Et comme la pomme est la pomme de la pomme
Réisophie pratique, #105
De pareilles sentences s’énoncent pour de rire. Car il est du devoir du poète, et plus particulièrement du Réisophe, de nous enseigner la défiance quant au sérieux des lois. À commencer par celles de la grammaire et du sens. Secouer le langage pour voir ce qui en sort. Ainsi, les mots tremblent, questionnent les ressemblances, mais aussi la schize de toute chose (sujet écrivant y compris, comme pulvérisé dans l’anonymat réisophique).
Le commerce réisophique s’étoile dans le comme ; la pensée des identiques ou des presque semblables (nouveau Théâtre des Incomparables) prolifère de proche en croche :
tout et bout
amende et amande
visée et visions
pain et pêne
fruit et bruit
perler et parler
centre et ventre
etc.
Ces redondances fécondes par quoi le langage se replie sur le langage (paires minimales façon Saussure, Brisset ou Roussel), ouvrent les choses à elles-mêmes, donnent à désintégrer le grand rébus du monde.
Faire vasciller, donc, l’arbitraire du signe. Cratyliser le monde, prendre les mots pour des choses et faire rimer les choses entre elles, toujours selon une essentielle schize :
Une chose n’est un morceau du monde
Que parce que le monde s’y déchire
Réisophie pratique, #18
Dans le comme dort la pomme, et c’est le comme de la pomme qui est l’objet réisophiquement recevable. Le comme est comme quelque chose d’autre (bien sûr que la poésie relève de quelque autre chose), mais je ne saurais décider, pour autant, si le comme est comparable à quoi que ce soit.
Il arrive que le comme s’applique à la pomme entière d’une proposition. On nous explique, au fragment 81 du Manuel de Réisophie pratique, que la formule, tautologique entre toutes, « Un chat est un chat » est « un peu comme le chat ». Un peu… Cet un peu-ci vient troubler le paisible ronronnement des choses dans leur identité.
À replier l’identité sur elle-même
On la fait dormir en rond comme un chat,
Comme si l’identité à la fin se recourbait sur un comme
Sur le comme du chat quand il ferme les yeux
Et qu’il a l’air de regarder au fond de lui.
Réisophie pratique, #81
Cet « un peu » est un inframince glissé entre les mots et les choses. Cet accroc dans le langage, sur lequel trébuchent, par exemple, Raymond Roussel ou Gherasim Luca, est aussi le grand levier du rêve.
Mais il est une inquiétude fondatrice chez le Réisophe ; ce Sorgen se traduit volontiers par un souci, souvent drolatique, qui porte sur les mots. Une apparence d’insouciance dans le souci même, qui fait penser à l’œuvre puissante et apocryphe du professeur Frœppel, à ses exercices fameux : (« Quel est le plus long chemin d’un point à un autre ? » ; « Comment vous représentez-vous une absence de poisson ? Faites un dessin. », etc.). Il est au reste incontestable que Frœppel a participé, à un moment ou à un autre, de près ou de loin, aux travaux du Collège de Réisophie, de même que Roussel ou Luca.
Les chats ne sont rien (que des chats) et il est donné aux grandes figures félines du rien de s’étirer à l’infini, d’accéder au cœur du monde. De comme en pomme, le Réisophe fait se frotter des ressemblances formelles et sauvages. Et le chat de devenir un grand fauve impalpable :
Calmement, transparent à sa propre puissance,
Le tigre se glisse dans le décor.
Incognito et intouchable,
Il passe entre ses rayures.
Réisophie pratique, #189
À ce compte-là, le chat peut devenir zèbre ou tonneau décerclé : les propositions réisophiques sont une manne d’analogies nouvelles, sous la forme de paralogismes saisissants, ravivant l’anagramme bien connue de l’image et de la magie. Ce Manuel de Réisophie pratique fait d’ailleurs ouvertement signe à la magie, par son titre même.

Je crois ne pas me tromper, en disant [en le répétant] qu’il s’agit chez Albarracin d’un geste que l’on trouve déjà chez Malcolm de Chazal : la poésie d’Albarracin interroge l’évidence du secret, le secret même du secret. Poèmes et apparadoxes, les propositions réisophiques obéissent à un sens-plastique ou à un sens magique que le rieur Mauricien pratiquait avec délectation.
La Réisophie joue au jeu de la séparation/réparation (= Dichten), mais il n’est pas question ici d’une « critique de la séparation » — encore que ? Plutôt d’un geste poétique qui engage avec lui une nouvelle genèse. À mieux dire : le Réisophe est en quête d’une parole d’avant la chute, d’un babillage adamique. Bonheur dans l’expression, félicité dans la tautologie : il convient d’emparadiser les mots, selon une sophistique heureuse, proche du bonheur des logiciens.
Lisant l’œuvre des grands Réisophes, au nombre desquels je compte Malcolm de Chazal ou Boris Wolowiec (qui joue ces derniers temps avec le feu), on retrouve l’éternité enclose en chaque chose, l’étoile éternité, l’étoile retrouvée, l’éternité réparée — on voit comme la mer se mêle au soleil. Malcolm, Wolowiec et Albarracin dialoguent, communiquent. Triangulent, en un mot. « Comme le trois règne dans le un » (#105). Ces quelques évidences ramassées ici sont insuffisantes et partielles. Je m’appliquerai, plus tard, à dessiner avec davantage de soin la figure que j’entrevois, à dire combien ce trio relance les enjeux du poème.