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Du rock, d’Espitallier et du reste

Sans doute que le rock, le rock envisagé sous toutes ses formes, et, passant de la pop la plus triviale au punk le plus crasseux, l’éventail est des plus larges — sans doute que le rock est une affaire trop foncièrement subjective pour faire l’objet d’une synthèse théorique. On peut en effet parcourir la pourtant excellente Histoire musicale du rock de Christophe Pirenne — sept-cent quatre-vingt dix-sept pages, plutôt très fouillées — et rester sur sa faim. Cela s’explique par la nature plurielle du rock. Paru chez Fayard en 2005, l’ouvrage s’intitule précisément Une histoire musicale du rock. Importance de l’article indéfini, qui signifie une histoire, une parmi d’autres possibles. Importance de l’adjectif également, qui tâche de replacer le rock dans le champ de la musique, de prendre cette forme artistique au sérieux. Bien que le projet soit très différent, le même esprit anime le bel ouvrage de David Rassent, Le Rock psychédélique. Un voyage en 150 albums (Le mot et le reste, 2015 ; réédition en 2017), puisqu’il s’agit d’une traversée du rock, ici d’un rock en particulier, effectuée avec sérieux et brio, mais sans aboutir à une réelle théorie pour autant. D’un empan plus large, Waiting for the Sun de Barney Hoskyns (parution initiale en 1996, traduit en 2010 chez Allia) s’intéresse à la scène de Los Angeles. Casey Rae propose une excellente étude intitulée William S. Burroughs and the Cult of Rock ’n’ Roll (2019, à paraître en français) ; c’est ici d’une entrée littéraire appliquée au rock. L’angle est différent, mais c’est, une fois encore, d’une traversée musicale dont il est question. Greil Marcus est assez insipide quand il se penche sur les Doors, se contentant alors de faire du mauvais journalisme, mais son Mystery Train ou ses Lipstick Memories — on ne les présente plus — sont de véritables classiques. Ces essais sont davantage que des livres sur le rock. Plutôt des ouvrages inspirés, consacrés à des phénomènes culturels plus vastes. Deux grands voyages au long cours, là encore.

Etc. J’arrête de déballer ma bibliothèque, Walter Benjamin sors de ce corps. Ces quelques titres en pagaïe pour dire qu’avec ses contours historiques relativement bien tracés (Nick Tosches fixant la mort du rock à l’année 1954… ), ses grandes lignes esthétiques sur lesquelles on aime tant à pinailler, le rock est incontestablement un objet de spéculation et de désir.

Le rock déborde les discours qu’il suscite. Si bien qu’on a inventé la catégorie fourre-tout de rock critic. On a même inventé Philippe Manœuvre, c’est dire. Le rock ne se constitue que difficilement comme un objet véritablement théorique. Quand bien même on parviendrait à en élaborer la pensée (que pense le rock ? vaste question qu’il faudrait poser à Manœuvre), on a l’intuition que toute tentative de théorisation du rock ne peut se solder que par une dévitalisation pure et simple.

C’est un peu comme le temps chez saint Augustin : on sait instinctivement ce qu’il est, mais qu’on ne nous demande pas en quoi le temps consiste réellement. Si Jean-Michel Espitallier ne cherche pas à théoriser où à nous dire ce qu’est le rock, il est agréable de passer du temps avec son Du rock, du punk, de la pop et du reste (Pocket, 2022). Car Espitallier se contente de vivre dans le rock. Subjectivement. Amoureusement. Il ne va pas pour autant, contrairement à Greil Marcus, jusqu’à brandir un flyer pris à l’issue d’un concert des Doors à l’Avalon de San Francisco auquel il aurait assisté en 69. Il ne se la raconte pas. Il ne se la joue pas façon vétéran. Il ne fétichise pas l’objet rock, préférant y voir un espace ouvert, un paradigme essentiel à son existence, à sa pensée, à sa poésie. Parce que le risque est toujours là, avec le rock, de ne pas parvenir à sublimer. Bref, de passer sans transition d’ado extasié à vieux con qui radote.

Le livre d’Espitallier est une encyclopédie personnelle, sans ordre véritable. La parole avance, nous entraîne selon une piste secrète qui n’est autre que celle du plaisir qu’a Espitallier lorsqu’il nous raconte — sans se la raconter jamais — ce qu’est son aventure quotidienne dans le rock. Une trajectoire hirsute, où s’ouvrent des pistes, des réflexions qui parfois s’effilochent, pour être reprises un peu plus loin. De Neil Young à Kurt Cobain par exemple, un arc électrique innerve le bouquin qui se révèle être un scandaleux traité d’énergétique alors même que notre postmodernité flapie à mort nous rappelle combien l’énergie est chère et toujours plus hors de nos moyens.

Alors à quoi pense le rock ? À rien peut-être. Il serait l’inconséquence même. Il n’y a qu’à voir comment les stars du rock gèrent leur pognon. « Les sales gosses du prolétariat s’achètent des châteaux, prennent la Rolls pour aller pisser, changent de yacht comme de chemise. Les ascensions fulgurantes font autant rêver que les fortunes ultrarapides. L’argent des rockstars n’a pas la valeur de l’argent bourgeois, hérité de génération en génération, et pour cela agent de conservation du patrimoine, donc du passé, ou fructifiant en thésaurisation et rentabilité de placements prudents. Il est jeté par les fenêtres, outrageusement dépensé en caprices et futilités mirobolantes, mis au service de fantaisies diverses (la Rolls de John Lennon décorée psychédélique, le Neverland Ranch de Michael Jackson). Il est argent du plaisir, d’une certaine façon révolutionnaire, parce que la dépense, le gaspillage méprisent les valeurs qui accompagnent la valeur symbolique de la fortune bourgeoise et capitaliste. En raison de la disproportion des profits, il apparaît toujours un peu illégitime et cette illégitimité continue la charge subversive du rock. » (Du rock, du punk… p. 66). Cela pense, selon un ordre qui ne relève pas de l’évidence. Se laissant aller au fil quelquefois de la libre association d’idées, un peu comme dans la comptine trois petits chats, trois petits chats, chapeau de paille, paillasson, son, somnambule, Espitallier effectue un parcours fascinant sur la planète rock, laquelle est ronde forcément, puisqu’il arrive à Espitallier de revenir sur ses pas, mais il connaît le chemin, quitte à reprendre la route dans l’autre sens pour établir cette vérité sans doute définitive quant au rock : « L’histoire du rock puise une partie de son énergie dans ce fantasme d’un éternel recommencement, tropisme à vrai dire légèrement donjuanesque. Revivre ses origines [on pense à Hendrix, « Belly Button Window »], sa scène primitive, retrouver ce qui, peut-être, se serait perdu en chemin. Pour tenter de se baigner deux fois dans la même eau du fleuve, ce qui n’est jamais très facile. »

Les quelque deux-cent pages de Du rock, du punk… sont plus profondes qu’il n’y paraît, sous leur couverture un peu kitsch (le kitsch faisant toujours déjà partie de l’esthétique rock), et je n’envisage en aucune manière ici de les écluser, j’y retourne d’ailleurs de suite, juste le temps de boucler la présente notule.

Espitallier enchaîne les formules et les trouvailles, sur le mythe de la rock star par exemple. Il évoque alors, le temps d’une fulgurance, un « homme multidimensionnel » (≠ Herbert Marcuse), aussi pluriel que son livre finalement, qui est branché sur différentes intensités, mais principalement sur une sincère et joviale subjectivité. L’égomanie de la rock star est elle aussi mise en lumière de manière élégante, en détournant Lautréamont : « Le rock doit être fait par un, non par tous ! » Espitallier est d’ailleurs lucide sur l’objet de sa passion. Il relève par exemple le paradoxe selon lequel « le signifiant ‘‘rockstar’’ [est] kidnappé par la société de consommation et l’establishment contre lesquels il s’était fabriqué. »

Du rock, du punk, de la pop et du reste est, entre autres choses, un livre d’énumérations. On pense à Perec, mais plus précisément au Perec de Je me souviens, qui est finalement parvenu à écrire l’autobiographie d’une génération, d’une époque avec ce livre. Espitallier partage ses souvenirs, ses sensations, mais ces souvenirs et ces sensations sont souvent celles de tout le monde, de quiconque ayant un peu écouté du rock en tout cas.

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