Look where we worship.
(Jim Morrison)
Que pouvait-on faire, encore, de Marilyn Monroe, de son icône ? Une mythologie à la Barthes ? Ç’aurait été un peu maigre face au fort volume du Blonde de Joyce Carol Oates, « le plus grand livre de tous les temps sur Marilyn Monroe, » selon Anne Savelli. L’ouvrage a été récemment adapté au cinéma par Andrew Dominik, et tout le monde trépigne dans l’attente de la diffusion prochaine de ce film, prévue le 28 septembre, sur Netflix. On patientera en visionnant sur ladite plateforme les Conversations inédites consacrées à Monroe.
Vue, revue, ressassée à outrance, l’image de Marilyn a été rendue irregardable par la grande machine du spectacle. Et pourtant, elle conserve son aura, que Musée Marilyn vise à placer sous nos yeux. « Une aura qui serait ta matière même. »
À la surenchère de l’image, Savelli réagit avec un livre puissant et sobre, qui ne contient aucune illustration, aucune photographie. Mais il nous donne tant à voir, et avec générosité. Combien mieux que ces albums commémoratifs agrémentés de nombreuses photos sur papier couché, que l’on publie à l’usage des fans.

Le livre se présente comme une visite imaginaire au musée, selon une muséographie révélant une géographie intime, celle de Norma Jeane, qui deviendra Marylin Monroe. Cette manière habile d’exposer la beauté fatale de Marilyn est aussi une façon de guider notre regard dans le labyrinthe iconologique du mythe. Lors de la visite de cette exposition idéalement baptisée Volte-face, les abîmes du cœur de Marylin sont évoqués par Savelli, mais sans pathos, avec justesse et précision.
Le parcours est essentiellement chronologique, sans être strictement linéaire. D’ailleurs, l’œil du lecteur peut aisément voyager dans l’ouvrage. Savelli ne s’interdit pas de bifurquer, de s’attarder sur tel ou tel aspect. L’art du détail permet de donner sens et relief au décor, même lorsque Marylin pose pour l’objectif de John Florea, dans un pyjama rose « type caleçon de grand-père » devant une cheminée. Un cliché assez surprenant, où l’on découvre des alpenstocks jetés par terre, que Savelli a glanés en réalité chez Proust (Sodome et Gomorrhe, I, souvenez-vous, l’épisode de la visite d’Albertine après la représentation de Phèdre), voir son Autoportrait à la Levé.
L’art du détail est, à mieux dire, mis au service du regard, de la vision. Savelli remet sous nos yeux la chambre de Marilyn. « Un canapé-lit, sa courtepointe de satin ; plusieurs bibliothèques ; une valise en guise de chevet, un tourne-disque, une chauffeuse, des lampes, aux murs des reproductions de tableaux : la chambre de Beverly Hills, aujourd’hui The Avalon, ressemble à tout sauf à une suite de luxe. On imagine presque une soupente. » La courtepointe de satin fonctionnerait presque comme le tapis magique des Mille et une nuits. D’ailleurs, on lit les quatre-cents pages de Musée Marilyn comme sous le charme d’une nouvelle Shéhérazade, d’une inlassable conteuse qui fait défiler sous nos yeux les images de Marilyn.
La photographie d’Eve Arnold est célèbre, où Marilyn lit Ulysses, vraisemblablement le monologue de Molly. « Version idéale de la beauté blonde au grand air, entre jeu et littérature, à l’abri du monde, à l’heure dite magique de la lumière d’or. » Les joyciens connaissent bien cette photo datée de 1955, puisqu’elle figure en couverture d’une des meilleures introductions à l’impossible bouquin, Ulysses and Us de Declan Kiberd (2009, multiples rééditions).

Sans doute que la théorie des deux corps du Roi (de la Reine), dont parle Pierre Michon après Kantorowicz, ne tient pas face à Marilyn en qui unicité vaut pour multiplicité. Reproduction du corps de la Reine — de son icône — à l’ère du spectacle permanent : « … il va falloir vous y faire, je ne suis pas une copie. Je suis unique, même double, même triple, même démultipliée, sur tous supports, dans vos esprits. » Son nom est contagion, car elle est plusieurs, et il n’existe pas de remède. Marylin s’est inoculée en nous. Elle lit au livre de nous-mêmes, de notre désir.
Marilyn lisant, Marilyn en lectrice. « C’est vrai tu n’es plus en tailleur, en talons, mais en jeune femme concentrée, rivée à son livre. Cette photo-là, précisément, de nombreux écrivains et bibliothécaires la chérissent sans doute. La tête en appui sur le revers d’une main, une jambe de pantalon retroussée au-dessus du genou comme pour plus de confort, maquillée sans sourire tu lis Guerre et Paix de Tolstoï, Leaves of Grass de Walt Whitman, un mystérieux How to develop your thinking ability. Qui te les a conseillés ? Peu importe. Ou plutôt si : qu’on t’imagine chez les bouquinistes. Quelque chose en nous, alors, s’apaise, comme si la beauté pouvait venir et n’avoir pas de prise, être sans enjeu. » Toujours déjà en abyme, Marilyn devient elle-même une image de nous-mêmes, lisant le livre de Savelli. Peut-être existe-t-il une photo de Marilyn où elle-même lit le livre de Savelli, Musée Marilyn. Pourquoi pas ?
En tout cas, Musée Marilyn transmue les photographies de Marilyn en texte. « Plutôt qu’une planche-contact, tu es un livre, sais-tu ? » Souvent, on parle ainsi directement à Marilyn, quand il est question de tel cliché des débuts par exemple, où on la voit courir dans la Vallée de la mort : « J’aime que tu sois une autre que ce résumé de toi-même, planétaire justement, qu’on ne cessera de voir ensuite, mèche blonde, bouche rouge, mouche foncée. » Ou encore, cette autre adresse, belle et terrible : « Tu meurs en 1962 et sur la photo du légiste, malgré les flétrissures, les taches, le bistouri qui relâche la peau, c’est presque la même image, c’est fou. »
Oui, c’est fou. Savelli propose d’anatomiser le regard photographique et formule une grande et belle question : « les photographes et les actrices fonctionnent-ils de la même manière ? Est-ce que quelque chose les unit, ou les place en rivalité ? » C’est aussi, en reflet ou par ricochet, un peu le portrait des photographes qui s’esquisse dans ce livre, dans cette Volte-face. On évoque donc Lawrence Schiller, photographe borgne ou presque, bavard et ambitieux, auteur d’un Marilyn and Me ; Willy Rizzo qui a photographié Marilyn pour Paris Match et qui se retrouvera dans… Les Bijoux de la Castafiore ; Eve Arnold bien entendu, à qui l’on doit un livre intéressant ; Philip Halsman qui a photographié les moustaches de Dalí, inventeur également de la jumpologie — art qui consiste à photographier les modèles en plein saut — mais aussi accusé du meurtre de son père ; Milton H. Greene dont les photos seront mises aux enchères en Pologne en 2012 ; Frank Powolny qui prendra la photo à partir de laquelle Warhol fera son Diptyque, etc. L’anatomie d’un regard pluriel est pratiquée par Savelli, et le geste en est assuré : « Il faut une grammaire de l’apparition : surligner sans hypertrophier, rendre évidents ces atouts merveilleux sans tomber dans l’outrance ni se rendre invisible. » Que ce soit le regard des nombreux photographes, ou encore le nôtre, tous contribuent à produire l’image, le « résumé » de Marilyn. Et Musée Marilyn a pour fonction non pas de ressasser l’évidence stérile d’une icône, mais de déplier le résumé, de raviver la force d’un corps.