
« Les choses, cher Monsieur, sont le consortium de salauds qui veulent se venger à tout prix de tout ce qui est revendication. » (Artaud à Prevel, 6 avril 1946)
On doit à Jacques Prevel (1915-1951) un précieux témoignage consacré à Antonin Artaud. Initialement paru en 1974, En Compagnie d’Antonin Artaud a été réédité en 1993 chez Flammarion, accompagné des poèmes de Prevel ainsi que d’un efficace appareil critique qui permet de situer Prevel dans son rapport à Artaud, mais aussi dans son époque. L’ouvrage s’est accompagné d’un film sans intérêt où le grand Sami Frey rate magistralement son incarnation d’Artaud. La tâche était il est vrai impossible : Artaud avait déjà occupé toute la place au cinéma, parvenant, pour tout dire, à calciner sa propre image. Dernièrement, Claro rappelait cela en des termes saisissants : « Savonarole hanté par Artaud tordu sur le bûcher devenu autel dont pourtant ne sont filmées ni les flammes ni la fumée, l’acteur créant • par le feu intérieur ce qui n’existait pas sur l’image • » (Sous d’autres formes nous reviendrons, 2022).
Bernard Noël préface la poésie de Prevel avec justesse, en signalant sa douloureuse fragilité : « Prevel s’avance, un mot sur les lèvres, et juste à l’instant où il va nous ravir, ce mot tombe à la renverse dans sa bouche, et de l’étranglement qui s’ensuit ne monte qu’un couac. » Un poème, en somme, qui n’accède pas pleinement à la poésie et peine à faire un monde. Artaud lui-même, lisant Prevel, formulait un constat analogue. Des trois recueils de Prevel, on retient tout de même quelques fulgurances. « Ils avaient construit une éternité visible/Suspendue à flanc de montagne. » « Jours plus durs à vivre que le silex éclaté/Jours de terreur hagarde et de haine infinie. » « Blocs incandescents et l’éclatement qui menace. » Quelquefois, il y a une outrance un peu folle dans les remugles de la chair, qui annoncent les Couleurs de boucherie (1980) de Savitzkaya. Qu’on aille, donc, lire ce poète, et Savitzkaya aussi. Mais il faudrait pouvoir lire Prevel en occultant Artaud. Prevel est hélas un satellite trop géostationnaire d’une planète en cours d’implosion pour qu’on s’intéresse réellement à lui (Savitzkaya est quant à lui un satellite qui parvient à imaginer sa propre trajectoire).
Au fond, la métaphore astronomique ne va pas. Il semblerait qu’il soit question d’astrologie ou en tout cas d’un hasard dans les dates : les éditeurs d’En compagnie d’Antonin Artaud rappellent que Prevel meurt cinq ans jour pour jour après sa première rencontre avec Artaud. Hubert Juin que tout le monde a oublié dit de Prevel qu’ « il portait la tuberculose en lui tel un défi. Il crevait — littéralement — de faim, comme d’autres, et se défendait mal, avec beaucoup de maladresse ». Artaud, lui, comparait le visage de son ami à celui de Nerval ou de Kleist. Cela donne des portraits de Prevel par Artaud, dont un, convulsif au possible. On le retrouve en couverture du livre tel que réédité en 1998, et l’on pense, plutôt qu’aux romantiques, à Ken le Survivant. Dans le manga, Ken disait à ses ennemis qu’ils étaient morts mais qu’ils ne le savaient pas encore. Dans le cas d’Artaud et de Prevel, c’était très différent : ils étaient morts et le savaient bel et bien. Et tout une rhétorique post-romantique de se développer autour de ce sentiment peut-être pas usurpé. (Elle a charmé aussi bien des générations de lecteurs adolescents que des littérateurs à tendance psychanalysante, des déconstructionnistes parmi les plus chiadés, des phénoménologues à la petite semaine ou encore de non moins jargonnesques queues leu-leu de guattareuziens ébaubis par le Corps sans organes. Heureusement, aujourd’hui tout va bien : la critique est saine et sauve, puisque Frédéric Beigbeder est aux commandes du prix de Flore et qu’Augustin Traquenard roule pour la Grande Librairie.) Le témoignage de Prevel est pour le moins touchant : « Je suis si démuni d’Antonin Artaud que la vie me semble chaque jour sans réalité. Je suis tout à fait dans la mort, je suis tout à fait dans l’inutilité et dans la démence de l’instinct. » On lit le journal que tenait Prevel avec intérêt. Il arrive qu’il prenne les accents des échanges entre Rilke et Kappus. Ce n’est plus Artaud tâchant de faire valoir sa pensée et sa poésie à Jacques Rivière, mais Artaud en vieux sage ravagé, abîmé dans sa pensée et dans sa poésie, qui échange avec un poète plus jeune : « Il me conseille d’écrire des poèmes en forme de lettre, comme pour expliquer à quelqu’un ce que je ressens, et de refaire le poème après coup. » Artaud, il est vrai, était un épistolier remarquable. L’essentiel de son œuvre se déploie sous forme de lettres, dont, parmi les plus poignantes, celles de Rodez.
Prevel était lié à Artaud par la drogue, qu’il lui fournissait, essentiellement sous la forme du laudanum. Dans L’Imaginaire des drogues (2000) Max Milner note qu’Artaud trouve en les substances « une sorte de mise en mouvement de son mal-être, qui lui permet de le penser, de le mettre à distance et de le vivre, en quelque manière, comme un spectacle, au lieu de céder à l’angoisse de son propre anéantissement ». Sans doute, et Milner le remarque également, a-t-on vu voulu voir un peu trop de choses dans l’année 1936, qui fut l’année du peyotl pour Artaud. Ou plutôt, cette année décisive n’aura de cesse de sédimenter en Artaud.
Prevel nous rappelle combien l’Artaud de la fin vivait d’opium, qui n’hésitait pas à lui dire : « Il y a, monsieur Prevel, une chose qu’il faut que je retrouve. Je vais vous confier un secret, monsieur Prevel, mais je compte sur vous pour n’en parler à personne. Il faut que toute la quantité d’opium qui se trouve à Paris soit disponible pour qu’Antonin Artaud puisse faire son œuvre. Alors, monsieur Prevel, je retrouverai toutes mes forces et je pourrai vous aider. Voulez-vous penser cette chose fortement pour qu’elle se réalise ? » ; « Si j’ai pris de l’opium, c’est que mon organisme en était privé. Savez-vous que l’opium est la substance la plus importante à la vie. Une femme comme Paule Thévenin regorge d’opium. La plupart des hommes ont un organisme qui déborde d’opium, moi j’en suis absolument privé. » Non moins émouvant, ce moment curieux où Artaud s’improvise acupuncteur en pleine rue, boulevard Saint-Germain : « Il me touche la poitrine, le dos, la colonne vertébrale ; je suis surpris que d’une simple pression il découvre tant de points douloureux. J’ai un moment de recul comme il m’appuie avec un doigt entre les côtes et me retiens pour ne pas crier. » Et Artaud décrète, et c’est bouleversant au vu du délabrement qui est alors le sien : « Monsieur Prevel, vous êtes malade. Je ne comprends pas comment vous êtes dans cet état. »
Ce qu’on devine, à travers l’opium, c’est aussi la présence de Roger Gilbert-Lecomte, mais sous forme fantomale bien entendu. Surtout, les lubies d’Artaud sont bien présentes, et racontées par le détail, la constante répudiation du sexe par Artaud, ou encore la fameuse canne de saint Patrick, grâce à laquelle Artaud pouvait lancer des flammes « hautes comme des maisons », canne égarée qui fait bien du souci à Artaud le Momô.
Prevel témoigne d’une authentique amitié dans le poème et dans la maladie : « Je vois le monde à travers un abîme où je tombe. Aujourd’hui, tout est remis en question, ma vie est menacée. Un ouragan s’est déchaîné. J’ai écrit ces poèmes pour fixer les années tragiques. Quand la vie avait encore une raison d’être, et que je traversais Paris avec Artaud. Tout résonnait, la joie était présente dans la douleur. »