Que l’on se rassure, il y avait bel et bien une épaisseur de verre entre les Tournesols et la profanation perpétrée par la jeunesse écologiste à Londres, ce vendredi 14 octobre 2022. Pour une fois que quelque chose se passe au musée. Un coup de produit pour les vitres, et il n’y paraîtra plus rien. La protestation, y compris symbolique, est toujours déjà ravalée à rien grâce aux immuables transparences qui maintiennent le monde dans son écrin de servitude.
Entre peinture à l’huile et huile de tournesol, dans un contexte qui pis est de pénurie et de raffineries bloquées, on ironisera à peu de frais sur le choix de ce tableau par ces militantes de « Just Stop Oil ». De véritables « Tournefolles », commente un internaute sur le site de 20 Minutes. Et puis la soupe, hein, pourquoi ces idiotes n’ont-elles pas pris de la soupe Campbell ? (blague un peu plus raffinée, réservée aux amateurs d’art). Ce geste dérisoire a permis d’opacifier la question de l’art ou plutôt, l’espace médiatique d’un instant, d’en rappeler odieusement le caractère sacré.
En souillant les Tournesols, ces militantes visaient à nous sensibiliser quant à la valeur sacrée de la vie. Les médias, quant à eux, invariablement, avant même d’en évoquer la qualité artistique (l’art n’étant pas leur souci), donnent la valeur du tableau : 80 millions d’euros, mesure véritable du sacré. Quelque chose nous heurte, dans le geste de ces jeunes femmes. La question formulée par les militantes serait-elle mal posée ou mal venue ? C’est surtout que 80 millions d’euros, cela ne se questionne pas — que l’art vise à l’éternel (et encore, cela se discute), cela n’est jamais que subsidiaire.
Le sacré, c’est le séparé. Ce à quoi on ne touche guère qu’avec les yeux. Sans quoi, on profane. Dans le règne de la transparence, la profanation est vouée à sanctifier pleinement ce qu’elle vise à critiquer. Pour spectaculaire que soit cette action, les activistes du potage n’ont fait que renforcer ce contre quoi elles se sont érigées, jetant non seulement de la soupe sur une surface de verre, mais aussi le discrédit sur leur cause.
La vitre nous sépare de la croûte des peintres les plus fameux. On peut, au palais Abatellis à Palerme, s’offrir cette expérience mystique qui consiste à coller son nez sur celui de la Vierge d’Antonello. On peut observer les tableaux de Van Gogh au plus près à la National Gallery et donc jeter de la soupe sur ces toiles sans les abîmer.
Toute forme de contestation est réduite à patiner à la surface d’une vitre blindée, et tout porte à croire que l’art, dans sa monumentalité même, est fait pour décourager la contestation. Exemple majeur, le L.O.V.E. de Maurizio Cattelan, posé en 2010 sur la place des affaires à Milan.

Adressé à tout un chacun, ce monumental doigt d’honneur intitulé Libertà, Odio, Vendetta, Eternità (« Liberté, Haine, Vengeance, Éternité »), avec son ironique acronyme anglais, ne fait résolument pas face au bâtiment de la finance. Sans doute que cette œuvre est plantée là pour travailler nos consciences plus en profondeur que les Tournesols de Van Gogh sous leur épaisseur de verre.
Il faudrait non pas une profanation de l’art (et au nom de quoi ?), mais un art qui conteste l’épaisseur de verre. Cela existe, cela est célèbre.
À Philadelphie, le Grand Verre de Duchamp est exposé à l’air libre, certes à bonne distance des visiteurs. L’œuvre maîtresse de Duchamp fascine notamment pour ses craquelures, issues d’un déplacement de ce drôle de dispositif.

Les craquelures, que Duchamp avait finalement acceptées comme telles (plaçant alors le verre entre de nouvelles plaques de verre), signalent la présence même de la transparence. Elles sont peut-être l’élément le plus émouvant de cette œuvre. L’accident, le hasard ont eu un effet sur elle, au même titre que de nombreuses taches (pas seulement celles de mon gros nez sur la vitre) sont venues maculer le tableau d’Antonello au fil des siècles. Les différentes marques qui vérolent cette Annonciation témoignent de temps désormais inconnaissables, où l’œuvre d’art n’était pas aussi soigneusement séparée de nous.

De la Vierge d’Antonello à la Mariée mise à nue de Duchamp, la transparence de notre époque est plus certainement remise en question par l’art, pour qui prendrait encore la peine de regarder l’art, que par un peu de soupe sur les Tournesols. Ce d’autant que le scandale suscité par ce geste ne fait de l’art que son instrument, son prétexte à 80 millions d’euros.