pour Hugues
Fun House serait un album déprimant, difficile d’accès. Pas sûr en effet de trouver plus brutal ou sauvage que ces trente-six minutes et quarante secondes tendues à mort qui n’offrent à vrai dire que très peu de répit. Et puis, il faut écouter très fort, sinon on perd l’essentiel.
Peut-être que lors de « Loose », deuxième morceau de l’opus démentiel, quelque chose s’adoucit sur les paroles très explicites : « I’ll stick it deep inside », mais le morceau est finalement plus chié que salement torché (ingénierie sonore vraiment dégueulasse) et cette deuxième piste s’arrête comme par accident, à la manière d’un AVC au plus fort d’une crise d’épilepsie, pour mieux reprendre sur « T.V. Eye », morceau non moins intense et râpeux. Les sept minutes de « Dirt » sont encore plus déchirantes, car langoureuses, étrangement sensuelles même, et sans doute plus dérangeantes que tout ce qui a précédé sur le disque. Les Stooges nous offrent là une balade brûlante et superbement maladive. Le tempo est beaucoup plus lent, mais ça ne veut pas dire que l’intensité fléchit pour autant.
On respire enfin, puisque la face A de Fun House vient de terminer. On n’a peut-être pas encore pris conscience que tout Marilyn Manson, tout Nirvana aussi se trouve déjà dans les quatre morceaux qu’on vient d’écouter.
A-t-on la force de retourner le disque sur la platine ? Ne serait-il pas plus sage de passer à autre chose ? Bon, c’est ça ou Cnews à la télé, où il est question de l’Église envahie par le Mal (ainsi vont les dimanches après-midi en 2022). Alors on passe sans plus attendre à la face B de Fun House. Préférons donc à celui de Christ malmené par la télé, le torse d’Iggy Pop recouvert de beurre de cacahuète, tailladé à coups de tessons. C’est plus salubre et moins obscène. Surtout, écoutons-le brailler sur « 1970 ». Écoutons le corps supplicié dont Fun House veut témoigner, dans une terrifiante dissonance cognitive : « I feel all right ! ». La nuit de Gethsémani, à côté, c’est pas grand-chose. Il y a incommensurablement plus de théologie dans les Stooges que sur le plateau de Cnews.

Peut-être que Lester Bangs parle mieux que quiconque de la passion d’Iggy Pop. Parce que ce critique, qui ne formule d’éloges guère qu’en vomissant sa bière tiède et les amphets dont il fait son régime, commence par décréter au sujet de Fun House, péremptoire et sublime : « a pile of unredeemed shit », un damné gros tas de merde. On ne quitte décidément pas le domaine théologique. Tonton Bangs, qui écoute alors l’album au casque, se plaint de ne comprendre presque aucune parole de l’album. Il compare la fin du disque à quelque chose d’aussi agressif et prétentieux que Yoko Ono dans ses pires moments.
Bangs avait apprécié le premier album des Stooges. Déjà très brut, mais combien plus écoutable. L’ingé son, il est vrai ne semblait alors pas relié à sa console par un filet de morve ou de bave, contrairement à ce qui se passe avec Fun House. Le son du début était lumineux. Ici, c’est plutôt de l’ordre du chat que l’on étripe.
Deuxième écoute de la part de Bangs, et cette fois-ci sans casque. Fun House à l’air libre. Cela change tout. Verdict : « Les Stooges vont vraiment au bout — dans ce déploiement de vulgarité absolue, ils sont puissamment rigoureux et méthodiques. » Avec « Of Pop and Pies and Fun. A Program for Mass Liberation in the Form of a Stooges Review, or, Who’s the Fool? », dont sont issues les appréciations que j’ai ici empruntées, Bangs signe un article flamboyant et beau sur Fun House, sans doute inégalable dans l’acuité et la sensibilité. Paru en deux livraisons dans Creem en 1970, ce morceau de bravoure est plutôt une sorte de manifeste, et c’est aussi bien l’acte de naissance d’un grand critique.

Bangs est un critique impitoyable. Il ne se laissera pas endormir par les Stooges, disant, à l’occasion de la sortie de The Idiot en 1977 que cet album, quand bien même toiletté par David Bowie, sonne faux, tout en soulignant néanmoins la puissante solitude d’Iggy Pop, qui se manifeste avec davantage de force sur Metallic K.O. (1970). « Plus que n’importe qui dans la parade apparemment interminable de rockeurs faisant profession d’anomie, Iggy est réellement isolé, et cet isolement se manifeste par le désespoir du Foudroyé ». Il y a plus d’esprit dans cette seule phrase que sur l’ensemble du plateau décadent de Cnews où l’on a poussé le vice jusqu’à inviter un Dominicain pour nous parler du Mal dans l’Église.
Fun House est peut-être plus exigeant que réellement difficile, et l’on sait gré à Tonton Bangs de faire part de sa perplexité face à pareil disque, risquant une « anatomie de la maladie », puis faisant part de son engouement sans frein, lâchant un « And, finally, the Stooges », qui sonne comme le « Enfin Malherbe vint » de Boileau. Mais oui. Parce que Bangs nous dévoile un véritable art poétique, presque une éthique. « Chaque face du disque est comme une suite qui monte en intensité et en énergie jusqu’à ce que quelque chose cède. » C’est très juste. Comment lui donner tort ? Tonton Bangs est un passeur essentiel. Il sait nous mener à travers la musique, faisant son miel du damné bruit de Fun House. Son écoute et son écriture sont là pour ouvrir des perspectives à grands coups de machette.