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Proust, Joyce & le babifoute

Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. C’est au fond un usage très hétérodoxe de Proust, qui consiste à faire que l’on puisse repêcher la balle à l’envi. Du Côté de chez Swann, là encore en « Folio », obstruait la cage adverse. Les parties de babi duraient ainsi des heures, des matinées entières sur une seule pièce de cinquante cents, lors de ces intenses moments d’études buissonnières au lycée puis à la phaque.

Je crois que, dès le départ, j’ai renoncé à avoir une lecture trop formelle de Proust. Non qu’on ait eu à me tordre longtemps le bras, mais j’ai néanmoins fini par m’y essayer, si bien que je me suis trouvé, sans me retrouver vraiment, au sommaire de revues proustiennes. Suprême coïncidence, j’ai eu la joie de parler de Proust et de Joyce à Amsterdam, un 16 juin, jour du Bloom’s day. Je ne regrette rien, bien sûr, mais je n’ai pas le sentiment d’avoir alors été à ma place.

Ce fut un honneur à chaque fois. Une aventure en soi, presque aussi pleine de rebondissements qu’une partie de babi. Seulement, il n’y a rien dans ce type de discours spécialisés qui élucide vraiment, quand bien même visent-ils le plus honnêtement du monde à dire quelque chose de Proust, notes de bas de page à l’appui, du génial Luc Fraisse à Jean-Yves Tadié (grand sachem des études proustiennes), glossateurs érudits et madrés commentateurs convoqués à la rescousse — mais dire quoi de Proust qui a tout dit ?

Proust nous parle, nous sommes parlés par lui, mis en mémoire de lui, si bien que l’on finit toujours par s’y retrouver, par se retrouver, soi-même, dans La Recherche, aussi moirée que puisse être cette œuvre, par son chatoiement même. C’est ce qui nous est dit, le passage est fameux, à la fin du Temps retrouvé : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même. »

2022 est aussi le centenaire de la parution, grâce à Sylvia Beach, à l’enseigne de Shakespeare and Company, non loin de la rue Hamelin où Proust allait trouver la mort, de Ulysses, le grand livre de Joyce. Si l’univers de Proust ne coïncide guère avec celui de Joyce, il me plaît de lire Ulysses et la Recherche l’un dans le prolongement de l’autre. La citation ci-dessus évoque un passage en français qui apparaît dans le roman de Joyce : « il se promène, lisant au livre de lui-même ». Elle est formulée par un bibliothécaire, et elle a trait au personnage de Hamlet. Il s’agit d’un passage de Mallarmé, et pas du Mallarmé le plus connu. C’est une citation tronquée, mais Mr Best, le bibliothécaire, cite de mémoire.

Lisant au livre de nous-mêmes. C’est précisément ce que l’on fait, lisant les grands romans de Proust ou de Joyce. Je veux dire, il y a sans doute assez de place dans ces œuvres pour que chacun chacune puisse y retrouver ses passions, ses obsessions, ses désirs. Il y a même assez de place, du moins chez Proust, pour Enthoven père et fils, ainsi que pour tout le plateau de La Grande Librairie.

La mort de Proust marque la fin de l’écriture de La Recherche. Céleste Albaret nous apprend que Proust avait écrit le mot « FIN » quelques mois avant de mourir, mais le travail de correction sur épreuves a continué jusqu’au dernier instant, et il est sensible jusque dans Sodome et Gomorrhe. Ensuite, le lecteur a le sentiment de descendre tout schuss en direction du Temps retrouvé.

Suggérons donc aux pleutres qui tiennent que Proust est difficile au-delà de toute possibilité de lecture, qu’ils commencent avec Albertine disparue, volume antépénultième du cycle romanesque, étonnamment fluide, en cela que Proust n’a pas eu le temps de retravailler son texte à ce stade du roman. Et si cela ne fonctionne pas, il convient de cesser tout commerce avec ces fâcheuses personnes, de les bloquer, de les rayer de ses contacts définitivement, car c’est alors à désespérer de tout.

Année du centenaire de sa mort oblige, Proust est partout. L’excellent Enrico Terrinoni nous remet à l’esprit la rencontre de Proust et de Joyce dans l’Irish Times. On ne compte plus les événements qui ont lieu autour de Proust. Le musée Carnavalet propose une très belle exposition intitulée Marcel Proust, un roman parisien (Jeudi 16 décembre 2021 – Dimanche 10 avril 2023). La BnF réunit de nombreux manuscrits (11 octobre 2021 – 22 janvier 2023) pour Marcel Proust : la fabrique de l’œuvre — entrée gratuite aujourd’hui, jour anniversaire de la mort de l’écrivain, allez-y, c’est très bien. Beaucoup d’ouvrages proustiens, proustiques, proustophiles, proustolâtres ou proustifiants paraissent en cette année du centenaire. Parmi les produits de littérature dérivée, on peut signaler dans les kiosques le hors-série du Nouvel Observateur ainsi que celui du Figaro : la rédaction de l’Obs s’interroge sur la couleur politique de Proust ; pour celle du Figaro la question ne se pose évidemment pas (pour ma part, je suis stupéfait à l’idée que Marcel a poussé ses premiers vagissements pendant la Commune).

En veut-on encore ? Des palettes entières ont été affrétées du Dictionnaire amoureux Marcel Proust par Enthoven père et fils, de sorte à inonder les fnacs de province, les maisons de la presse qui sait ? J’imagine que l’inénarrable Sylvain Tesson fomente quant à lui une grande excursion au sein de la Recherche. On ne sait pas encore si cela se fera en side-car, à dos de chameau, en vélibe ou en trottinette électrique, ni même s’il s’agira d’une descente en tyrolienne effectuée de Sodome en Gomorrhe, ou encore depuis le clocher de la cathédrale d’Amiens, Ruskin oblige. Gageons en tout cas que l’écrivain-aventurier nous réserve une belle surprise et que ce sera podcastable à loisir. Le Président Emmanuel Macron qui s’était pavané à Illiers-Combray en septembre 2021 à l’occasion des Journées du patrimoineTM, ce fervent protecteur des arts et des lettres qui n’avait pas manqué de déposer un crayon sur le cercueil de Jean d’Ormesson, ne s’est pas encore fendu d’un tweet pour le centenaire de Proust. J’ai hâte.

Il faut sans doute se réjouir de toutes ces célébrations, de ce dithyrambe global et généralisé, mais convenons qu’il y a quelque chose de l’étouffe-chrétien là-dedans. On ne s’y retrouve pas.

Je fais donc de Proust une affaire personnelle, en tâchant de m’y retrouver. Ce type de lecture plus appropriante que confisquante ne permet pas non plus d’éclairer l’œuvre, peut-être encore moins que les interprétations que proposent les proustiens patentés, les madeleine-d’or de la doxographie proustienne qui, eux, sont tout entiers dévoués à l’œuvre, à quatre pattes dans les archives quand il le faut.

Il est du ressort des grandes œuvres d’art de faire en sorte que le banal puisse se confondre avec l’universel. Pour autant, ce n’est pas en partant de l’universelle banalité que l’on parvient à une lecture proprement hétérodoxe. La grande idée serait de banaliser l’universel, mais l’idée est peut-être un peu trop grande en réalité, pas dans les cordes de tout le monde en tout cas. Peut-être ne serait-ce même pas souhaitable. Le plus hétérodoxe des lecteurs d’Homère étant sans doute Joyce, on peut mieux saisir ce qui s’entend par lecture hétérodoxe. À ce compte, Proust est un hétérodoxe de Saint-Simon autant que des Mille et une nuits. Il ne s’agit pas d’un simple problème d’intertextualité ou d’interprétation. La question de l’hétérodoxie littéraire est celle de l’usage possible d’une œuvre, de ce qu’on en fait. L’hétérodoxie regarde à travers l’œuvre, là où l’orthodoxie ne fait que regarder dans l’œuvre — quitte à y perdre la vue. La lecture hétérodoxe emporte l’œuvre ailleurs. Elle seule est en mesure de réamorcer l’œuvre, d’en faire une sorte d’arme par destination.

Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. C’était l’époque où je découvrais Proust, intimidé, émerveillé. Depuis, j’ai continué de vivre dans la Recherche, y revenant sans cesse, tout comme à Joyce, dans un Nostos éperdu, me retrouvant, lisant au livre de moi-même. Je ne sais pas si le regard que je portais alors sur les grands livres de Joyce ou de Proust a beaucoup changé. L’admiration est toujours la même, infaillible et peut-être approfondie, une vingtaine d’années plus tard, enracinée plus loin dans la vie. À mesure même que la confiscation des œuvres continue, au point que celles-ci s’érodent et se résorbent à force de célébrations médiatiques, qu’elles deviennent des phénomènes, que la littérature tend à devenir un simple produit dérivé, un dérivatif anodin, je n’ai trouvé que cette hétérodoxie qui consiste, face à la désarmante orthodoxie d’un monde unifié, à m’approprier les grands livres, à y découvrir mes propres singularités.

Le volume d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs obstruait idéalement la cage du babifoute. Cela ne relevait sans doute pas seulement de la lecture. Proust dans les cages du babi, cela participait sinon d’une éthique, en tout cas d’une stratégie globale. C’était, déjà, une manière de gagner du champ, un surcroît de bonheur vrai, enchâssé dans un monde de bonheurs frelatés, dont la fausseté irait grandissant.

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