… Son of man,
You cannot say, or guess, for you know only
A heap of broken images, where the sun beats.
(T.S. Eliot)
Claro est, on le sait, un grand défricheur. Il fraye un sentier précieux dans l’espace littéraire. Ses chroniques tenues dans Le Monde des livres (2017-2019) ou encore celles, toujours d’actualité, sur Le Clavier cannibale, en témoignent généreusement. Au reste, un lecteur du Murmure du monde de Lambert Schlechter ne peut être foncièrement mauvais.
À ma courte honte, je ne connaissais pas l’œuvre de Claro, pourtant vaste, avant sa Maison indigène (Actes Sud, 2020). Le livre aurait pu lui valoir le Renaudot, mais la réaction de l’auteur à cette nouvelle a été des plus tranchées : « … je n’ai aucune envie de participer à quelque masacarade que ce soit, même patronnée par des écrivains aussi talentueux que le sont, pour ne citer qu’eux, messieurs Beigbeder, Guidicelli et Besson. Je vous demande donc de bien vouloir retirer au plus vite mon livre de votre sélection. » (Aux membres du jury du prix Renaudot, 5 mai 2020). Tout récemment, Claro rappelait sur France Inter n’éprouver aucune fascination pour les prix : « je n’ai pas la fibre hippique ».
Ce sont les mêmes immuables tartufferies toujours. Qui, par exemple, font de l’inénarrable Roselyne Bachelot une des plus importantes signataires de la récente pétition en faveur de la panthéonisation — coup double abject autant que ridicule — de Rimbaud et de Verlaine. Mais oui. La mirifique Roselyne Bachelot qui s’est notamment illustrée en participant à Fort Boyard ou en déclarant que la musique de Verdi est à même de vous prendre « par les couilles ». Non moins scrototractée, la relecture en diagonale distraite des Dix petits singes (sic) d’Agatha Christie par Nicolas Sarkozy, contempteur fameux de La Princesse de Clèves. Car on en est là. Le déni de poésie est permanent. C’est pour cela, précisément, qu’il convient de lire Claro dont la tâche, avec La Maison indigène, me semble être une réactivation authentique et consciente de l’écriture, sans concession hippique d’aucune sorte.
Je connaissais, donc, Claro de réputation. Il est celui qui a traduit l’intraduisible House of Leaves de Mark Z. Danielewski. Et voici que ce baroudeur des textes impossibles nous propose La Maison indigène, qui n’est pas, à proprement parler, impossible. En cela que ce livre est tout le contraire d’un labyrinthe expérimental à n dimensions.
Bien sûr que tout livre est une maison. Claro nous le rappelle. Que ce soient les livres de Jean Grenier, d’Albert Camus ou de Jean Sénac. « Une géographie psychique joue au palimpseste sous la peau des murs, et le moindre mouvement, la moindre émotion en révèle les reliefs. Non pas une arrière-pensée, mais un affect ancien, prompt à ressurgir dès que les ombres se déplacent. » Pas un mot ne dépasse, mais quelque chose gronde et s’obstine dans cette prose limpide qui a pour fonction, ici, d’animer l’anamnèse rêveuse d’un homme dont la maison est « de papier » (Maison des feuilles, toujours). Claro s’engage dans un « pli du temps magnifique à déplier ». Les courts chapitres de ce récit qui vise à réparer vont dans le sens d’une quête kaléidoscopique des origines. Peut-être qu’on n’accède alors qu’à un tas d’images brisées. Le récit de Claro, les images successives qu’il dispose sous nos yeux, brûlent au soleil d’Algérie, sous le haut patronnage notamment de Camus, Jean Sénac et de Visconti : « Entre l’Arabe anonyme abattu par Meursault en 1942, le corps-acteur de l’Arabe criblé de balles imaginaires par Mastroinanni en 1967 et le poète Sénac poignardé dans sa cave court un étrange fil rouge qu’il faut s’efforcer de suivre et de dénouer, un fil qui serpente dans le labyrinthe algérien, reliant divers protagonistes inattendus. » Le hasard s’organise entre mémoire et oubli, l’énigme du père se déplie un peu (mais pas tant que ça : il s’agit d’un père après tout). Peut-être l’éclat le plus coupant du livre de Claro, le chapitre qui s’intitule « L’odeur des barbes ruisselantes » est un curieux Je me souviens, construit, comme tout acte de mémoire véritable, à même l’oubli. « Oublié les ambitions strangulées du père, les rêves démâtés du père, la forêt incendiée ― incendiaire ? — des poèmes écrits à la main tremblante ― tapés cognés — à la main de plus en plus tremblante, et la voix qui brûlait par saccades au bout de la nuit, et le renoncement autant obligé que consenti à la publication, la gloire tassée sous le vaste presse-papiers de l’indifférence. (…) Je n’ai pas oublié l’amitié penchée des adultes et qu’ils disaient parfois ce qu’ils pensaient. Non, je n’ai pas oublié qu’ils m’oubliaient. J’ai oublié la clé, pas la serrure. J’ai oublié que mes sœurs étaient moins connes que moi. »
Claro, tête de lard qui refuse les prix littéraires, intègre à son dispositif d’écriture une puissante brûlure ― soleil d’Héliogabale, Ecbatane en sourdine, Illiade véritable — qui empêche toute annexion de son territoire. La Maison indigène n’est pas un livre pour Roselyne Bachelot. C’est d’écriture dont il s’agit.
Les grands textes se reconnaissent à cela qu’ils sont infalsifiables. Surtout, ils contiennent leur propre ruine. Oui, ce sont des maisons, maisons des feuilles, espèces d’espaces entre le livre et le vivre. « Et c’est entre les quatre murs de cette page qu’un jour je me suis rappelé qu’elle n’était qu’un simple feuillet dissimulé dans le livre de la Maison mauresque. »