
Par où pénétrer l’univers de James Joyce ? Attaquer Ulysse directement. Tant qu’à faire, dans sa version originale. Ulysses donc. Mais oui. Se laisser happer par le trou noir. Ou bien se casser les dents sur le monolithe littéraire.
On commence souvent à lire Joyce par son admirable roman autobiographique, A Portrait of the Artist as a Young Man. Ce livre nous présente Stephen Dedalus, un des personnages les plus arrogants de la littérature universelle, que l’on retrouve dès le début de Ulysses. Portrait propose des fluctuations d’ordre stylistique ― elles seront largement amplifiées dans Ulysses ― mais une voie d’accès à Joyce encore plus praticable et sécurisée consiste en la lecture de Dubliners. Alors que Portrait annonçait déjà le Grand Œuvre par ses choix esthétiques, Dubliners a été complètement éclipsé par Ulysses et Finnegans Wake, à côté desquels monstres logomachiques ce recueil de nouvelles fait un peu pâle figure. Mais ce livre que le caractère peu extravagant place à part dans le canon joycien propose une très belle entrée en matière : l’atmosphère du Dublin de Joyce nous y est déjà rendue sensible. Certains personnages qui apparaissent dans Dubliners seront évoqués dans Ulysses, comme Gabriel et Gretta Conroy, Lenehan ou encore Emily Sinico. Chez Joyce, la pâte humaine est toujours la même, seulement elle est pétrie et travaillée de manière différente à chaque ouvrage.
Il existe trois traductions françaises de Dubliners. La première, parue chez Plon en 1950, est d’Yva Fernandez, Hélène du Pasquier et Jaques Paul Reynaud (texte repris au Livre de Poche). On lui préfère généralement celles de Jacques Aubert (Gallimard) ou de Benoît Tadié (GF Flammarion), plus précises à bien des égards.
Aubert propose Dublinois pour titre, et Tadié opte quant à lui pour Gens de Dublin. On a du mal à choisir entre « Dublinois » et « Gens de Dublin ». La première option, qui colle à l’original sans être très euphonique en français, semble faire porter l’accent sur la ville, tandis que la seconde place les « gens » en premier. En réalité, Dublin ou ses habitants, c’est l’œuf et la poule, ce qui n’est pas sans participer du charme de ce livre.
« Gens de Dublin » me semble plus heureux. Mais, à la réflexion, la meilleure traduction du titre reste encore « Dubliners ». Le lecteur francophone exclusif dénué de tout sens de l’anglais (il en reste), peut encore y entraver quelque chose. Surtout, l’appellation de Dubliners renvoie à une réalité particulière, qui résiste à la traduction tout en restant assez transparente et intelligible. De même, dans ces quinze nouvelles, le monde de Joyce nous parle de manière plus franche et directe qu’on voudrait le croire.