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Roussel après la Littérature

Après la littérature

Dans un essai vivifiant paru en 2018 aux Presses universitaires de France, Johan Faerber contemple le cadavre littéraire sans pour autant se joindre au cortège convenu et pénible des veuves éplorées. Au contraire. Après la Littérature (majuscule à ce mot), ouvrage sobrement sous-titré : écrire le contemporain, est tout sauf une énième veillée mortuaire. Car la lamentation des veuves (Antoine Compagnon, Richard Millet et autres Todorov) n’apporte rien au contemporain ; elle le nie.

Dans Après la Littérature, Faerber met en lumière les pratiques d’aujourd’hui, n’hésitant pas à y voir une vie nouvelle de la littérature. Combien salubre, cette Vita Nova — résolument celle de tant d’écrivains de maintenant — ne consiste pas seulement à émajusculer la Littérature à la papa ou à écorcher la figure du Grantécrivain. Ce serait par trop simple. Faerber tâche, non sans brio, de penser le contemporain. Nous peinons trop souvent à vivre notre temps littéraire, empêchés que nous sommes par les lamentations mortifères des veuves, alors même que quelque chose se passe, quelque chose, même, de foisonnant. « De fait, écrire aujourd’hui, c’est-à-dire au clair réveil des années 1990 et aux matins neufs des années 2000, quand on est traversé du nom de Célia Houdart, David Bosc, Laurent Mauvignier, Antoine Wauters, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Julia Deck, Camille de Toledo ou encore Christophe Pradeau, ce serait commencer, plus encore que toute autre génération, à ce moment inouï où tout commencement serait comme à soi effacé. » Faerber ne va pas se perdre, pour autant, dans le domaine dit de l’extrême contemporain ; il connaît le chemin. Il évoque aussi bien les grands noms de notre modernité, Proust, Beckett, Camus, Faulkner, ou étudie de près certaines figures tutélaires de maintenant : Michon, Echenoz, pour mieux nous rendre à notre contemporanéité.

Alors, oui, Roussel.

Roussel lu à travers Foucault fait une apparition à la fin du livre de Faerber. « Comme si, par un mouvement de renversement inaperçu encore et retrouvant l’étymologie du vivant, le poème du contemporain faisait coïncider écriture et critique dans le point de méconnaissance du monde. Comme si le poème, plus contre-livre que jamais, transmettait l’être des choses, les maintenait dans leur vivre, dans leur être en faisant de la phrase l’unité encore impensée d’une vie qui, du mot de Michel Foucault au sujet de Roussel, permettait ‘‘de maintenir par leurs ruses la vie en vie’’. Puisque, contre toutes les morts et pour parler comme Martial Canterel dans Locus Solus de Roussel, la littératue est à tenir comme le vitalium du sensible et la critique comme la résurrectine du sens. »

Raymond Roussel à 19 ans

Peut-être qu’aucun auteur n’a rêvé aussi fort de gloire que Raymond Roussel. Désir désuet d’un écrivain récupéré par toutes les avant-gardes, cette quête radicalement impossible au vu de la teneur de l’œuvre, peut prêter à sourire. Roussel est trop foncièrement à côté du monde et de la littérature pour qu’on soit en mesure d’annexer ses extraordinaires romans, ses étranges poèmes, son théâtre injouable. Et pourtant, l’œuvre sans message de l’irréductible Roussel s’obstine à nous dire quelque chose sur l’écriture. Cet homme farouchement rétrograde qui ne jurait que par François Coppée, qui se disait l’égal d’un Dante, d’un Hugo, rêvait à la Littérature majuscule, croyait en la manifestation d’une hypostase rayonnante du langage, dont les lettres d’or au fronton du Théâtre des Incomparables dans Impressions d’Afrique sont, au sein de l’œuvre, un exemple parmi d’autres. Il était en somme frappé de cette « maladie » dont disait souffrir Roland Barthes, qui consiste à voir le langage. Bien sûr, Roussel nous donne à voir le langage en retour. Par cette éblouissante maladie, par ce don qu’il a et qu’il nous fait, cet écrivain agaçant et génial est peut-être, paradoxalement, de ceux qui parviennent à consoler notre contemporanéité.

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