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Patine de Larbaud

Valery Larbaud (FranceArchives)
Valery Larbaud à Alicante en 1918 ou 1919

Dans ses Rêveries d’un Promeneur strasbourgeois (2001), Jean-Paul Klée effectue un curieux portrait de lui-même, une sorte de tombeau (« Or, un soir de novembre 2023, le long J.-P.K. soudain se volatilisa. » — Mais on le sait bien, nous, que Jean-Paul est immortel), où il nous parle d’hypothétiques voyages, de lectures au crépuscule de la vie : « … ses dernières années on le vit voyager de Venise à Oslo, de Jérusalem à Pondichéry, de Bornéo à Guadalquivira, de Miami à Tombouctou, coiffé qu’il était d’un très large panama & ne lisant plus que Valery Larbaud, Gérard Bauër, ou Paul Morand et les Propos d’Alain. » Morand, Bauër (qui s’en souvient ? c’est Jean-Paul qui m’en a parlé) et Alain, je ne suis pas bien sûr que je les relise quant à moi, dans mes vieux jours. Valery Larbaud, peut-être bien. Auteur dont Morand, justement, disait qu’il prenait une agréable patine. Ce qui est, je trouve, un peu indélicat. Morand consigne cela dans une lettre datée de 1931. Larbaud est encore trop frais pour avoir pris une patine véritable : Les Poésies de A. O. Barnabooth n’ont pas même vingt ans.

Comme Jean-Paul, sur la fin de mes jours, en 2079 mettons, je lirai Larbaud, dans mon édition de la Pléiade 1957. Bien entendu, j’aurai tourné vieux con dans un monde terne et dévasté. Mais je parviendrai encore à trouver beaucoup de plaisir à relire les Enfantines ou Fermina Márquez de Larbaud. Pour leur patine. Je me ressourcerai dans ces émois de jeunesse, dans leur douceur un peu désuète. Très belle formule de Larbaud : « Laissez-moi reprendre mon enfance où j’en étais. » J’aurai eu le temps, enfin, de lire le vaste journal de Larbaud, et peut-être que je mélangerai un peu avec cet autre journal, fictif, tenu par A. O. Barnabooth, alter ego, moi idéal — extravagant — de Larbaud. Ce n’est pas grave, dans le cas de Larbaud, de mêler la fiction au réel, l’une et l’autre s’appellent et se complètent. De même, comment ne pas rêver à Fernando Pessoa lorsqu’on lit, de Larbaud, la « Lettre de Lisbonne » (1926) ? Bien sûr qu’ils se sont croisés.

Influencées par la technique du monologue intérieur de Joyce (et dédiées à ce dernier), les nouvelles d’Amants, heureux amants n’ont pas cette patine propre aux Enfantines ou à Fermina Marquez. Cela vieillit un peu mal, et relève trop du procédé littéraire. Ne correspond pas, en somme, au tempérament de Larbaud. Larbaud fut un touriste inspiré, un chroniqueur hors-pair. Je le retrouve, Larbaud, patiné comme il faut, dans les essais de Jaune bleu blanc ou dans Aux Couleurs de Rome, où le riche amateur marche dans les pas de Stendhal (il l’aperçoit dans la glace d’un miroir, dans un café), et son écriture généreuse a davantage d’aménité, je trouve, que Beyle. Je le préfère même à Suarès.

L’existence de Larbaud fut fascinante, et fort bien retracée dans la biographie que signe Béatrice Mousli chez Flammarion (1998). Il a fait beaucoup pour la littérature, et c’est surtout par son travail de passeur et de critique, de traducteur et de préfacier, que l’on connaît Larbaud. Il fut notamment le premier lecteur de Borges en France, le traducteur de Whitman ou de Joyce. Il hébergea d’ailleurs ce dernier, dans son grand appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, où se trouvaient exposés ses soldats de plomb. Peut-être que ces reconstitutions de campagnes napoléoniennes ont inspiré l’auteur à venir de Finnegans Wake, qui rejouera pour de rire tant de batailles et de bluddlefilth. Plus tard, au début de la guerre, il prêtera 20 000 francs à un Beckett alors fauché comme les blés.

Larbaud était ce qu’on peut appeler, selon la formule consacrée, un « citoyen du monde ». Il se situait, sous l’invocation de saint Jérôme, au carrefour des langues. L’ironie fera de lui que son langage s’effondre suite à une attaque en 1935, et que sa parole se résume à quelques mots seulement, dont l’ineffable « bonsoir les choses d’ici-bas ». La formule est belle et saisissante, venant d’un homme comme Larbaud. Elle pourrait servir de titre à un de ses romans. Bonsoir les choses d’ici-bas. On retrouve dans ces mots de la fin la saveur nostalgique d’une littérature qui ne prend pas de rides mais gagne incontestablement en patine.

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