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De la contestation considérée comme une machine célibataire

(photo : Taranis News, image tirée du reportage disponible ici (manifestation étudiante à Strasbourg, 20 janvier 2021))

On aimerait dire à cette étudiante de Strasbourg : ceci n’est pas une pancarte. Mais elle le sait. Bien sûr qu’elle le sait. « Je suis tellement en colère que j’ai fait une pancarte. » Le message serait amusant s’il ne signifiait pas une impossibilité réelle, la sempiternelle impossibilité pour le réel d’advenir pour de bon, ainsi que son constat.

Belle et dérisoire comme un cri de soif et de faim dans le désert, cette pancarte de format A3 témoigne en définitive d’une domestication de la révolte. Tant et si bien que l’on pourra toujours lire, oh ! fort distraitement, le présent billet d’humeur en bâfrant des carreaux de chocolat alors que des étudiants crèvent de faim, que les files d’attente s’allongent devant les restaurants universitaires. Rien en somme n’a changé depuis 1966 et la parution, à Strasbourg justement, de la brochure célèbre De la Misère en milieu étudiant (l’ironie du spectacle veut que cette brochure soit désormais téléchargeable sur le site de l’université de Strasbourg, autre forme de domestication).

Cette pancarte ne procède pas tant d’une dialectique à l’arrêt (« Dialektik im Stillstand », selon la formule de Walter Benjamin), que de l’arrêt de toute dialectique, de la crispation dans l’horreur froide de ces signes sans signification à quoi sont réduites nos plus saines colères. Assez des parades molles, des machines célibataires. On aimerait des machines désirantes. De nouveaux dispositifs.

Nos piétinements dans la rue, manifestation après manifestation, sont à l’image de cette pancarte largement privée de portée politique. À mieux dire : on assiste à la forclusion du citoyen de la démocratie à laquelle on le somme d’appartenir.

Mise au ban de la signification politique au sein même de la ville, de la cité.

Cette pancarte qui ne désigne qu’elle-même, dont le message suiréférentiel semble vouloir s’autodétruire n’a pas, à vrai dire, le fonctionnement d’une aporie, ou le côté plaisant d’un mot d’esprit : cette magistrale tautologie signifie en toute lucidité un abîme qui, à coups conjugués de pandémie et de réformes, se manifeste silencieusement dans ces mouroirs de la pensée que sont devenus les amphithéâtres et les salles de TD.

C’est entendu : là où l’on serait légitimement en droit d’attendre une convergence des luttes, on n’aboutit guère qu’à une sorte de carré de grève sur fond de grève. Une colère diffuse, qui se perd d’autant mieux qu’elle ne parvient pas à formuler autre chose qu’elle-même. Impossibilité éperdue liée non pas à une saturation ou à une inflation du message. Bien au contraire. Le capitalisme tardif nous assure une désémantisation systématique, le désarmement, ni plus ni moins, de la pensée. Il en va de l’espace politique contemporain comme de l’espace dans le Huitième passager : on ne saurait nous y entendre crier.


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