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A comme Babel. Traduction, poétique : rêver entre les langues

Voici un livre jouissif consacré à l’acte de traduire. Jouissif et joueur. Réjouissant même. Un livre fait d’écarts et de pensée. Un petit livre qui met agréablement le geste de traduire en lumière, en cela que la traduction n’est pas seulement une part d’ombre inhérente à l’écriture, quelque chose d’ancillaire à la littérature ou au poème. Elle en fait partie, de manière plus centrale, et elle rayonne, avec davantage de persistance qu’on pourrait le croire. Il suffit de penser à Paul Celan, à Beckett se traduisant lui-même. À tant d’autres.

A comme Babel. Traduction, poétique (La Rumeur libre, 2020) est surtout le fruit d’une pratique, qui a mené Guillaume Métayer par différents territoires poétiques. En effet, Métayer a traduit Le Verdict de Kafka (Sillages, 2011), traduit et édité les poèmes de Nietzsche (un fort volume paru aux Belles Lettres en 2019, où l’on découvre incontestablement une poétique du traduire à l’œuvre), mais on lui doit aussi des traductions depuis le slovène et le hongrois. Métayer est également poète, et c’est précisément ce qui lui permet d’effectuer avec tant de bonheur le grand rêve entre les langues qu’il nous donne à lire avec A comme Babel.

Un poème du symboliste hongrois Endre Ady (1877-1919) sert de point de départ à ce feuilleton en douze épisodes (initialement parus dans la revue Catastrophes). Métayer compare les différentes traductions d’un des plus fameux poèmes hongrois, « Párizsban járt az ősz » (« Hier l’Automne s’est glissé dans Paris »), que l’on peut entendre ici. L’intérêt porte surtout sur le vers suivant : « Züm, züm : röpködtek végig az uton », et c’est le « Züm, züm » qui va intéresser Métayer, dans toutes les langues, dans toutes les traductions disponibles, y compris dans celle de Guillevic qui est assez loin du compte… « En français, explique Métayer, on ne dit pas ‘‘Zoum zoum’’. En tout cas, s’il y a ‘‘zoum zoum’’ dans un poème original, il n’apparaît pas dans sa traduction. À moins que Guillevic n’ait volé et voulu garder rien que pour lui ce rythme de jazz ? Car Rimbaud avec le ‘‘jam jam’’ de son ‘‘Chant de guerre parisien’’ n’a fait que laisser bégayer la chanson de celui qui n’avait ‘‘jamais navigué’’… »

Le deuxième épisode est encore plus amusant. Philémon, la bande dessinée « lettriste » (il serait bon de la relire), sert de point de départ à la réflexion, autour de la lettre A. Et Métayer de nous raconter comment il a embarqué pour une traduction non sous l’invocation de saint Jérôme, mais de Philémon. Il nous explique ce qui préside à la traduction en français du Livre des choses d’Aleš Šteger (poète slovène né en 1973). La lettre A constitue un véritable point d’achoppement. Une ligne de fuite aussi bien : « comme si l’aiguille de la boussole était restée bloquée sur le A de l’infini. »  Métayer rêve entre les langues à la manière dont Pierre Vinclair, méditant sauvagement sur The Waste Land, écrivait dans Terre Inculte (Hermann, 2018) : « Avril est le premier mois de l’alphabet ». Le jeu sur les lettres se prolonge, avec le « D de Karinthy », mais aussi avec le « K de Don Juan » (épisodes troisième et quatrième). Ensuite, deux épisodes donnent à lire, toujours aussi plaisamment, la cuisine translatoire de Métayer : « Catastrophe en cuisine » et « Midas Marmiton ».

Le septième épisode revient sur la traduction des poèmes de Nietzsche (un millier de pages aux Belles Lettres), selon une fausse modestie assez amusante : « Mais qu’ai-je fait sinon renverser des tas de substances gluantes sur votre moquette pour mieux vous montrer l’efficacité de mon aspirateur à rimes ? »

On lira le reste avec le même plaisir enfantin. Philémon n’est jamais loin. Et les remarques sont belles sur le « retour de Babel » qui nous rappelle qu’il arrive que la traduction soit supérieure à l’original. Borges le disait au sujet du Cimetière marin de Valéry : la version espagnole est bien meilleure. Valéry a copié Ibarra… Borges le formule excellemment dans sa préface à Valéry (et Métayer souscrit incontestablement à ce propos) : « La croyance superstitieuse à l’infériorité obligatoire des traductions ― qu’on exprime couramment par l’adage italien bien connu ― procède d’une expérience distraite. » De fait, continue Métayer qui passe de la poésie néo-classique de Valéry à Tim Burton, la traduction française des poèmes de The Nightmare Before Christmas (L’Étrange Noël de Monsieur Jack) est « meilleure, ou largement aussi bonne » que leurs originaux. Ce d’autant que cette traduction réservée à l’audiovisuel comprend de nombreuses contraintes (synchronisation avec l’image, etc.) qui dépassent le génie poétique de l’original.

A comme Babel invite à lire Traduction et violence de Tiphaine Samoyault (Seuil, 2020). Un entretien vient justement de paraître entre Samoyault et Martin Rueff dans le numéro 174 (1er trimestre 2021) de la revue Po&sie. Métayer figure d’ailleurs au sommaire de cette livraison de Po&sie, avec un extrait d’un travail en cours (« En Styrie (deux intraduisibles du quotidien) »).

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