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Notes sur Trieste. Umberto Saba, Ultime Cose

Trieste est la ville d’Italo Svevo, celle aussi où Joyce écrivit parmi ses pages les plus importantes. Paul Morand y est enterré. Valery Larbaud y effectue deux courts séjours en 1903 et en 1935. Trieste est également associée au nom de Scipio Slataper, qu’on ne lit pas en France. Pour un peu, on oublierait que ce fut à deux pas de Trieste que furent composées les Élégies de Duinoz. Trieste, haut-lieu, donc, du tourisme littéraire.

Sise au carrefour du monde, foyer de l’irrédentisme, cette ville portuaire est connue de nous sans que l’on sache vraiment qui elle est. Pour ce qui est de découvrir Trieste, Angelo Ara et Claudio Magris sont nos indispensables guides ; Trieste, une identité de frontière (Seuil, 1991) constitue sans doute l’introduction la plus complète et la plus stimulante à cette ville qui fut longtemps le grand port de l’Autriche-Hongrie, creuset des cultures slave, italienne et autrichienne.

Pour mieux s’imprégner de l’atmosphère triestine, on peut aussi lire Microcosmes (1997) de Magris, ou les souvenirs de Giani Stuparich (1948, traduits chez Christian Bourgois en 1999, désormais introuvables). Tous ces auteurs rapidement mentionnés feront peut-être l’objet de notes de lecture ici-même. Pour l’heure, je me contente de rêver à cette librairie du 30 de la via San Nicolò, ouverte par le poète Umberto Saba. Ce dernier nous en parle dans Storia di una libreria, petit texte qui date vraisemblablement de 1948, repris en français dans le court recueil de proses Comme un Vieillard qui rêve (Le Bruit du temps, 2019).

Storia di una libreria pourrait aussi bien être écrit par Antonio Tabucchi. De fait, la Libreria Antiquaria Umberto Saba fait un peu penser à ces anciennes librairies à Lisbonne, sur le Chiado par exemple.

(image extraite du documentaire de la RAI, « Umberto Saba, il figlio del vento« (2020))

J’imagine que Svevo a feuilleté certains ouvrages fort anciens qui se trouvent encore aujourd’hui sur les rayons de cette librairie fondée en 1919 par Saba.

On range Saba non loin de Giuseppe Ungaretti et de Eugenio Montale. Cela suffirait, bien largement, à considérer que Saba est un poète parmi les plus illustres. Mais, pour autant, Saba ne jouit pas du même succès que ces deux autres poètes. Sans doute que Saba est plus franc et plus direct que Montale ; plus intime, peut-être, qu’Ungaretti. Et par là même moins accessible. La poésie de Saba s’obstine et à mieux dire persévère dans le difficile refus de l’opacité.

Les éditions Ypsilon, qui avaient déjà publié une traduction de l’excellent Croix et délice de Sandro Penna (2018), font reparaître une traduction des Choses dernières (Cose Ultime) de Saba. Il s’agit de poèmes qui s’échelonnent de 1935 à 1943, dans une traduction de Bernard Simeone, initialement parus chez Orphée/La Différence en 1992.

On aimerait une reparution en français du Canzoniere de Saba (initialement chez L’Âge d’Homme (1988)). Si les poèmes courts rassemblés dans ces Choses dernières n’en sont finalement pas très représentatifs, ils témoignent de manière saisissante du travail poétique de Saba, d’évocations qui s’impriment durablement dans l’esprit.

FINESTRA

Il vuoto

del cielo sul color di purgatorio

delle tegole. Dietro, la materna

linea dei colli; in basso l’erta dove

dai cornicioni del teatro calano

i colombi; verdeggia

un albero che poca terra nutre;

statue portanti alati sulla lira;

fanciulli con estrose grida vagano

in corsa.

FENÊTRE

Le vide

du ciel sur la couleur de purgatoire

des tuiles. Derrière, la ligne

maternelle des collines ; en bas la pente où

des corniches du théâtre glissent

les ramiers ; un arbre

verdoie que peu de terre nourrit ;

des statues portent des oiseaux sur leur lyre ;

des enfants aux cris fantastiques courent

à l’aventure.

On peut voir dans ces enfants joueurs que le poète aperçoit quelque part sur l’horizon, une image de l’enfant ou du jeune homme, ce lui-même juvénile vers lequel Saba n’a de cesse de rêver, dont il fera le projet du dernier roman, Ernesto.

M’hai perdonata quelle che t’infersi

— Oh giovanezza! — amorosa ferita?

M’as-tu pardonné de t’avoir — ô jeunesse ! —

Infligé cette amoureuse blessure ?

Parce que la poésie de Saba, tout comme celle, mettons, de Gustave Roud, tourne autour d’un amour qui ne saurait trop dire son nom — pour cette raison, Saba ne cherche pas l’évasion dans le verbe par le verbe, lui préférant une manière de murmure intime, le bruissement de l’être plutôt qu’une clameur abrupte et assourdissante. Redisons-le : la difficulté d’être chez Saba s’articule sur le silence, sur le refus d’une parole vide et par trop virtuose. Au salubre profit de la lumière. Voici, donc, à travers l’image éculée de la feuille morte, l’évidence chez le grand poète de Trieste, lequel s’est engagé dans un dialogue où la voix de l’Autre assume la relève ou le maintien d’un corps sensible — la voix presque morte du poème — voué à une chute inexorable :

FOGLIA MORTA

La rossa foglia morta

Che il vento porta via,

Il vento e lo spazzino,

— sotto il fulgido cielo cadde, insanguina

con le altre la via ―

imiterei. Per nausea

delle parole vane,

dei volti senza luce.

Ma la tua voce, o gentile, mi parla;

fa che non cada ancora.

FEUILLE MORTE

La feuille morte rouge

que le vent porte au loin,

le vent et le balayeur,

— sous le ciel éclatant elle tomba, ensanglante

avec les autres la rue —

je l’imiterais bien. Par dégoût

des mots vains,

des visages sans lumière.

Mais ta voix, noble ami, me parle ;

fais que je ne tombe encore.

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