pour Xavier

Dans un article récent donné à la revue Po&sie (« Traductions du ‘‘grec’’ », 2020/4, n° 174, pp. 55-61), Jean-Luc Nancy propose de trianguler entre Ernest Renan, Henry Miller et Martin Heidegger. La traduction envisagée en tant que translation, en cela qu’elle déplace pour les mieux éclairer sens et philosophèmes (questionnant ce faisant quelques taches aveugles), mais aussi bien translation comme acheminement vers l’origine (« Une provenance est une translation, une transmission par laquelle un devenir transforme, déploie ou fait prospérer une origine. »), est au cœur de cet article qui vient s’insérer dans ce dossier de Po&sie consacré, précisément, à la traduction.
Il y a, comme souvent avec Nancy, du vertige dans ce bref essai. Celui-ci s’articule sur une remarque fameuse extraite des Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan : « voici qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. » Jean-Pierre Vernant ou encore Jacqueline de Romilly sauront faire vibrer le syntagme du miracle grec. Ils ne sont pas les seuls, bien entendu. Pour sa part, et sans crainte du paradoxe, Nancy convoque côte à côte dans son article Martin Heidegger et Henry Miller, que tout oppose. « Leur hétérogénéité et leur incommensurabilité ne font aucun doute. » Or, entre MH et HM opère la figure du chiasme, à quoi s’ajoutent les miracles juif et grec, et c’est une sorte de lemniscate qu’élabore Nancy autour de ce qu’il nomme le « point du miracle ». Au reste, comment ne pas penser au « Jewgreek is Greekjew » chez Joyce, qui parvient à torsader les mondes grec et juif, transposant le double miracle « sub specie temporis nostri »?
Miller passe neuf mois en Grèce en compagnie de Lawrence Durrell en 1938. Il quitte ce pays à contre-cœur, d’où il a rapporté ce qu’on a tendance à voir comme son meilleur livre — un peu à part dans son canon — The Colossus of Maroussi (1941). Heidegger finit quant à lui par faire cette croisière que lui avait offerte son épouse au début des années 50, une dizaine d’années plus tard, en 1962. Il en sort Séjours (Aufenthalten), où le regard du philosophe visitant les îles grecques est aussi, qu’on le veuille ou non, celui du touriste. MH, HM — ce ne sont, bien sûr, pas les mêmes voyages, encore moins les mêmes voyageurs. Entre : la Shoah.
Nancy remarque que Miller et Heidegger occultent alors, tous deux, le miracle juif, et il constate, au sujet de ce miracle égaré au profit du seul miracle grec : « Du fond insondable de la perte provient quelque chose ou la chose même du perdu. Ce retour dans le retrait, cette venue du retrait lui-même opère sans doute dans toute tradition, transmission et traduction. » Il ne s’agit pas de redire maladroitement ici ce que Nancy dit fort bien là-bas. La note que voici a simplement pour objectif de prolonger quelque peu, non pas tant le miracle grec que celui du Colosse de Maroussi, que Jean-Luc Nancy est parvenu à désigner admirablement.

Si, lisant le Colosse, il n’est pas interdit de rêver à un crochet par la Céphalonie de Solal et de Saltiel, l’absence du miracle juif dans cet ouvrage peut s’expliquer, tout simplement, par le fait que le regard de Miller est tout entier tourné vers la Grèce. Or, un passage du début du Colosse (ouvrage écrit à New York, quelque temps plus tard), nous ramène au cauchemar de l’Histoire, oblitérant brutalement le miracle juif autant que le miracle grec.
Miller arrive à Corfou, où l’attendent Lawrence et Nancy Durrell. Miller et le couple Durrell ne sont pas longs à se dénuder et à plonger dans l’eau, célébrant une sorte de sacrement. C’est une vie nouvelle, une mise à nu sacrale et lustrale en Grèce : « Here we baptised ourselves anew in the raw ». Nicola l’instituteur, aussi bien que Kyrios Karamenaios, le gendarme local, sont présentés à Miller par Durrell. « We immediately became firm friends, » écrit Miller. Et l’amitié se joue dans les mots, par la parole de chacun : « With Nicola I spoke a broken-down French; with Karamenaios a sort of cluck-cluck language made up largely of good will and a desire to understand each other. » L’amitié à même la parole, au carrefour des langues, joue un rôle central dans le Colosse.
Pour l’heure, Miller est à Corfou, qu’il n’apprécie finalement guère. C’est que l’abomination vient poindre de sous le miracle grec. Miller voit les traces du Kaiser, visite son palais qu’il perçoit, non sans ironie, comme une sorte de maison de fous, un sommet de l’art surréaliste. Rapidement, Miller arrive à Kanoni, d’où l’on peut contempler l’Île des Morts, qui aurait inspiré le peintre suisse Arnold Böklin, cette Toten Insel curieusement envisagée comme un lieu d’enchantement propice au rêve.

Aussi enchanteresse que soit la Toten Insel, la dysphorie se met rapidement en place, la vision se charge subrepticement de mort tandis que flotte la rêverie : de la contrebande d’alcool au peintre allemand Hans Reichel (que Miller et Durrell rencontrèrent en Espagne en 1935), voici que la divagation passe du miracle grec à l’Allemagne contemporaine, et Miller s’en excuse : « The associations are Homeric, I know, but for me it partakes more of Stuttgart than of ancient Greece. » Quelque différend ternit l’amitié de Miller et de Reichel (« the enemy he imagined me to be »), et Miller de dégonfler alors le miracle grec (miracle ou mirage, c’est au fond la même étymologie), en évoquant de manière dramatique — à la fin de la première section du récit — l’internement du peintre dans un camp de concentration (« … Reichel […] was dragged from his lair in the Impasse Rouet and placed in a sordid concentration camp. »). Cela eut lieu, estime Miller, au moment où il contemplait l’Île des Morts, en songeant à son ami peintre. Le texte du Colosse devient alors une sorte de demande de réconciliation : « If [Reichel] should ever read these lines and know that I thought of him while looking at the Toten Insel, know that I was never the enemy he imagined me to be, it would make me very happy ». Ce retour sur l’expérience grecque, sa mise en récit quelque temps plus tard, à l’époque du Cauchemar climatisé, est aussi une remise en perspective des faits (là où les Séjours du philosophe obéissent au genre du carnet de voyage tenu au jour le jour). La construction du Colosse s’inscrit dans le cadre de ce que l’on pourrait nommer — de manière un peu vague — une poétique de l’amitié et du bonheur. En cela que l’écriture a pour but une réconciliation qui me rendrait vivement heureux : « that would make me very happy ». L’amitié est le principe premier de ce grand livre dont l’objet n’est peut-être que le bonheur. [De manière symptomatique, l’édition française du Colosse est épuisée au moment où j’écris (février 21).]
Le voyage en Grèce se fait sous l’impulsion d’amis. Bett Ryan, tout d’abord, avec qui Miller savoure du vin, l’encourage à partir en Grèce avec ses puissantes évocations. Puis Lawrence Durrell, qui s’est établi à Corfou. Durrell, dans ses lettres à Miller, propose une sorte de vision poétique de la Grèce, où le rêve se mêle à la réalité, l’Histoire au mythe pur et simple. Et cela n’est pas sans encourager Miller à entreprendre le voyage, et il ne sera pas long à découvrir que « cette confusion est réelle ». Miller à son tour fabriquera une sorte de mythe autour de la Grèce.
L’amitié toujours, autour du peintre Malliarkis (Mayo), dont le souvenir assaille Miller avec violence (« I got to thinking about him violently »). Mayo avait, lui aussi, vivement encouragé Miller à visiter la Grèce. S’ensuit une évocation de la joie et de la félicité (« happiness », « bliss ») amorcée par un « Christ, I was happy. » Cette interjection — « Christ » — ne peut-elle pas être lue comme une trace du miracle juif ?
L’amitié est aussi l’occasion d’un très beau portrait de Georges Séféris, autre grand colosse qui traverse le récit. C’est bien à Maroussi que Miller s’entretient avec Séféris, qui offre tout son être et, ouvrant les portes et les fenêtres de son cœur incarne l’Ouvert que Miller associe plus tard au caractère grec. « Every time I met him he came to me with his whole being. […] He would open all the doors and windows leading to his heart. »
Séféris rend la pareille à Miller dans « Les Anges sont blancs », un beau poème qu’il lui dédie, placé sous le signe du miracle.
Comme un marin dans les haubans, il glissa le long du Tropique du Cancer et du Tropique du Capricorne,
[…]
Et tu fixais à nouveau ton regard, et cet homme à la peau mordue par les Tropiques,
En mettant ses lunettes noires comme s’il devait s’appliquer à quelque soudure autogène,
Disait très simplement, appuyant sur chaque mot :
« Les anges sont blancs, chauffés à blanc et l’œil se fane qui les regarde en face.
Il n’est pas d’autre voie, il faut devenir comme la pierre quand on cherche leur compagnie,
Et quand on cherche le miracle il faut semer son sang aux quatre coins du vent,
Car le miracle n’est pas ailleurs, mais circule dans les veines de l’homme. »
(J. Lacarrière et E. Mavraki trad.)
Il y a, dans le Colosse, livre parcouru d’un bon nombre de langues, un terme jugé intraduisible. Sans doute l’est-il. Cela résiste et insiste au fond du texte de Miller : un début de politique s’obstine dans l’intraduisible de l’amitié. « The very word ami contains almost nothing of the flavor of friend, as we feel it in English. C’est mon ami cannot be translated by ‘‘this is my friend’’. There is no counterpart to this English phrase in the French language. It is a gap that can never be filled, like the word ‘‘home’’. » Home est intraduisible en français selon Miller. L’« habitat » ou l’« habitus », justement, est important dans l’Ethique à Nicomaque, de même que l’amitié. Quelque chose se joue dans le Colosse, autour de cette intraduisible et miraculeuse « friendship », cette φιλία expérimentée en Grèce, alors que le monde, justement, bascule et qu’une béance vient remplacer le miracle juif.
De fait, on n’a jamais été aussi bas, constate Miller. « This is one of the lowest moments of the human race. » Beaucoup de langues, beaucoup de voix traversent le Colosse. On assiste, souvent, à une sorte de brouhaha, où l’on ne comprend pas vraiment ce qui se dit, comme lorsque l’on entend une radio brailler un programme allemand dans la troisième partie du récit : « rapports mensongers de victoires allemandes, valses viennoises dévorées par les mites, airs de Wagner déglingués, lambeaux de yodel dément, bénédictions en faveur de Herr Hitler et de sa foutue bande d’assassins, etc. » (je traduis). Mais ce qui fascine et ce qui fait la force incontestable du Colosse, est la déclaration entêtée qu’on y trouve, celle d’un bonheur entier et parfait, alors même que, doublée de l’absence d’espoir, l’horreur est bel et bien en place. « This is one of the lowest moments in the history of the human race. There is no sign of hope on the horizon. The whole world is involved in slaughter and bloodshed. I repeat — I am not sad. »
Durrell, Reichel, Séféris ou encore Cendrars sont au nombre de la grande confrérie de Miller, et le Colosse n’est autre que le poète Katsimbalis, comme il nous est expliqué à la fin de ce grand livre des amitiés et du bonheur. Une camaraderie virile soutient le Colosse, mais la « friendship » ou, mieux, la « friendliness » touche également le sexe opposé, encore que ce soit d’une autre manière. Miller parle alors d’une « queenliness », sorte de royauté affective dont il explique la nature : « Tout comme la chaude amitié [« warm friendliness »] que l’on trouve chez les hommes et que partagent toutes les femmes grecques à des degrés divers, cette vertu trouve son équivalent, ou, dirai-je, la qualité humaine qui lui correspond, dans la lumière céleste. » (je traduis). Les termes de « friendship » et de « friendliness » se complètent d’un geste qui vient témoigner d’une affection fidèle (« enduring love ») : « Usually he [Séféris] would put on his hat and accompany me to my hotel ; it was not just a polite gesture, it was an act of friendship, a demonstration of an enduring love. » Mais ce qui se joue aussi bien, c’est une quête-destruction du moi à l’occasion d’un parcours initiatique qui consiste non seulement à développer un sens de la φιλία, mais aussi à vaincre des ennemis. « En route I had vanquished all my enemies one by one, but the greatest enemy of all I had not even recognized — myself. » Il convient de se détacher, de se séparer du moi. Le Colossus, ce grand traité du bonheur et de l’amitié, fait aussi bien signe au miracle de l’Orient.
La perte du moi, mais aussi la renaissance de Miller dans le tombeau d’Agamemnon, participe d’une logique qui fait la part belle à l’Autre. Au fond, qui est le Colosse ? Est-ce donc le conteur infatigable Katsimbalis, dont les histoires sont capables de « galvaniser les morts » ? Ou alors, ce conteur, n’est-il pas, plutôt, Miller en personne ?
Il est fini le temps où l’on censurait les Tropiques et la Crucifixion en rose. Dans quelle mesure lit-on encore ce grandiose érotomane, écrivain phallocrate et mort ? On n’est à vrai dire plus heurté par Miller. Quelque chose bute néanmoins dans cette prose. Rebute peut-être. Une pulsion de mort électrise l’œuvre. Tout pourrait se figer sur les mots que l’on trouve au début du Cancer : « We are all alone here and we are dead. » L’écriture de Miller est incontestablement une écriture de tueur, qui se nourrit notamment aux bonnes pages du Voyage de Céline. Une noirceur sans appel. Or, Georges Orwell notait, bien à raison : « Voyage au bout de la nuit est un livre obéissant à un dessein, qui est de protester contre l’horreur, l’absurdité et le caractère insensé de la vie moderne — en fait de la vie tout court. C’est un cri de dégoût insupportable, une voix issue du cloaque. Tropique du Cancer en est l’exact contraire. C’est devenu tellement inhabituel que cela semble anormal, mais il s’agit du livre d’un homme heureux. » (« Inside the Whale », 1940, je traduis). Il convient de relire tout Miller selon cette perspective du bonheur. Le Colosse ou encore telles belles pages du « Trolley ovarien » (première section de Tropique du Capricorne), ont une portée cosmique et touchent à l’Illumination. Pareilles épiphanies sont nombreuses chez Miller et sont les moments d’une éthique qui vise résolument à ouvrir le monde. Miller l’a dit et répété. Il suffit de se souvenir de l’ouvre-boîte universel dont il est question dans Printemps noir : « Le soir venu, lorsque la mort fait frémir les vertèbres, la foule devient plus dense, au coude à coude, chaque mouton du grand troupeau poussé par la solitude ; poitrine contre poitrine, acculé au mur du moi, frustré, isolé, sardine contre sardine, tout le monde est à la recherche de l’ouvre-boîte universel. »