
J’avance que l’original procède d’une langue plus grande et plus étroite que la traduction. D’une langue plus mûre. L’original relève d’un dialecte, voire d’un idiolecte au sein d’une pratique présumée littéraire. Est-ce à dire qu’une traduction n’égalera jamais l’original, la dépassera encore moins ? Il arrive en tout cas qu’une traduction éclaire l’original.
Longtemps, je suis passé à côté du sens du troisième paragraphe des Mûres de Ponge. Je trouvais, même, Le Parti pris des choses d’assez peu d’intérêt. Je lisais sans lire, il faut croire. Voici ce troisème paragraphe :
Mais le poète au cours de sa promenade professionnelle, en prend de la graine à raison : « Ainsi donc, se dit-il, réussissent en grand nombre les efforts patients d’une fleur très fragile quoique par un rébarbatif enchevêtrement de ronces défendue. Sans beaucoup d’autres qualités, — mûres, parfaitement elles sont mûres — comme aussi ce poème est fait.
Ce poème est une image de poème. Au moment où il finit, on le déclare « fait » — poïen accompli, comme on dit « mission accomplie ». Fini, on n’en parle plus. Le poème est fait. Comme on dit, aussi, d’un camembert. Quelque chose d’autre s’en dégage.
L’autoréflexivité de Ponge est bien connue. Ponge réoriente le regard poétique vers les choses. Très bien. Ce que l’on sait moins, c’est que le titre Le Parti pris des choses est aussi à entendre comme : « compte tenu des mots » (voir dans La Rage de l’expression). Il convient bel et bien de tenir compte des mots, de tous les mots. À commencer par ce « mûres » en italiques. Traduire ces italiques ne va pas de soi, mais c’en est un geste non moins éclairant, d’autant plus éclairant qu’il s’agit d’une tâche sans doute impossible.

À l’impossible le traducteur est tenu. Voici ce que ça donne dans la traduction de C.K. Williams : « With few other qualities the blackberries (mûres) become perfectly ripe (mûres), just as this poem has ripened. » On peine à appeler ceci une traduction. Et pourtant. La compensation est somme toute assez habile, avec ce « ripened » qui traduit ou transpose « fait ». Les italiques entre parenthèses, « (mûres) », sont le fait de C. K. Williams. Ici, il s’est agi de faire figurer la réponse à l’énigme entre parenthèses. C’est justifiable, au sens où cette traduction paraît avec le texte original en regard. Ici, la traduction est une sorte d’encouragement à aller voir sur la page de gauche. Elle est, comme souvent les traductions de Heidegger par exemple, une tentative d’expliciter l’original, de recourir à l’original pour comprendre le geste incomplet de la traduction qui n’est pas une traduction. Auquel cas, la traduction n’est qu’une variante du commentaire, s’apparente à une glose.
Les mûres sont mûres. Mûres sont les mûres. Ripe est le fromage du poème. Fromage qui est affaire de forme, de formage. Ça va. On a compris le truc. Voyons comment cela se passe à une échelle un peu plus grande.
Dans Comment j’ai écrit certains de mes livres (1935), Roussel nous explique que son conte « Parmi les noirs » fut constitué à partir d’un jeu sur des paires minimales à partir desquelles il va ouvrir l’espace de sa fiction, lequel récit, par une sorte d’expansion thématique, allait donner Impressions d’Afrique. « Je choisissais deux mots presque semblables […]. Par exemple billard et pillard. Puis j’y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques. » On est fasciné par l’infime distance entre le semblable et l’identique ; tout le Procédé tient sur le presque. Travail d’inframince, dirait Duchamp. Et voici les phrases semblables et radicalement différentes sur lesquelles devra débuter et conclure « Parmi les noirs » :
- Les lettres [= signes typographiques] du blanc [= cube de craie] sur les bandes [= bordures] du vieux billard.
- Les lettres [= missives] du blanc [= homme blanc] sur les bandes [= hordes gerrières] du vieux pillard.
Bien sûr, c’est intraduisible. Et pourtant, on a traduit Comment j’ai écrit certains de mes livres, et presque l’ensemble de l’œuvre de Roussel. Trevor Winkfield, traduisant l’ouvrage posthume en anglais, se contente d’expliciter les enjeux du Procédé (un peu comme C. K. Williams avec Les Mûres). « I chose two almost identical words (reminiscent of metagrams). For example, billard [billiard table] and pillard [plunderer]. To these I added similar words capable of two different meanings, thus obtaining two almost identical phrases. »
Que traduit-on ? Question pleine de bon sens, et non dénuée de métaphysique. Faut-il ne s’intéresser qu’à la surface de la fable (cette surface étant une sorte de fond « effondé » ; fond sans fond ou encore fond sans forme) ? Ou alors à la contrainte profonde, qui est autant le fond que la forme véritable ? Aux deux, bien sûr. Mais ce n’est pas possible.
Dans une salutaire apnée cognitive, on peut toujours bêler la maxime de Paul Valéry : « Le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens. » Mais cette formule belle et rassurante, proprement calligambaire, ne nous aide en rien à penser le poème et sa traduction. La question sous-jacente étant : faut-il, et dans quelle mesure, et par quel moyen traduire la contrainte ? (Contrainte = ce qui détermine l’expression de l’original.) Cela semble rudimentaire, ainsi formulé. Mais c’est crucial.

Au chapitre 10 de La Disparition figurent des poèmes parmi les plus célèbres de la langue française. Perec effectue une sorte de « massacre », à la manière de Typhaine Garnier, récrivant Baudelaire, Mallarmé ou encore Rimbaud sous forme lipogrammatique. En n’utilisant pas la lettre e, donc. Mallarmé devenant Mallarmus, « Brise marine » se métamorphosant en « Bris Marin », les « Correspondances » de Baudelaire se transformant en « Accords » (et le poème étant attribué à « un fils adoptif du Commandant Aupick »), etc.
Que traduire ? Mallarmé n’étant déjà plus Mallarmé chez Perec, pourquoi le resterait-il en traduction ?
Gilbert Adair a transposé plus qu’il n’a traduit les pastiches de Georges Perec dans A Void, sa traduction anglaise de La Disparition. Les poèmes lipogrammatisés de Baudelaire devenant un Black Bird lipogrammatisé de Poe ; les « Vocalisations » de Rimbaud étant quant à elles laissées telles quelles (cette absence de traduction n’étant pas neutre). Pour la simple et excellente raison que l’histoire de la langue anglaise n’est pas celle de la langue française. Mieux que ça : elles se compénètrent et s’interfécondent, s’élèvent à des registres plus élevés, plus ouverts qu’elles-mêmes. Adair, lorsqu’il transpose les poèmes lipogrammatisés de Perec, propose une excellente traduction, à la fois vaste et serrée, en cela qu’elle vise à maintenir un rapport de connivence avec l’original. « Action de conniver, et, par suite, dessein prémédité de ne pas nuire, de cacher la faute d’un autre. » (Littré). La bonne traduction est un accord tacite. N’éprouvant le besoin de dire quoi que ce soit d’autre qu’elle-même, la bonne traduction (même si elle s’éloigne ou contredit l’original, et surtout si) se caractérise par ce qu’elle tait, n’éprouvant le besoin de dire quoi que ce soit d’autre ; cette sauvage un peu manouche brille par cette manière qu’elle a de fermer les yeux pour mieux donner à voir ou à lire. Un nuage de connivence dans une goutte de traduction ― c’est mieux que du Valéry.