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Cingria, Perec et le pourrissement des sociétés

Cingria ! Un auteur qu’on lit fort peu, dont l’œuvre est devenue difficile à trouver. Pierre Michon parle pourtant de lui dans Trois auteurs (1997), ouvrage qui regroupe Faulkner, Flaubert et, donc, le très méconnu Charles-Albert Cingria ― c’est par Michon que j’ai eu vent pour la première fois de cet auteur. Bernard Delvaille n’hésite pas, quant à lui, à le ranger non loin de Cendrars, bien que le renom de ce dernier éclipse complètement Cingria. Cela suffit néanmoins pour qu’on s’intéresse à cet excellent prosateur dont l’essentiel de l’œuvre est édité par l’Âge d’homme.

À défaut de dégotter tous les volumes parus à Lausanne, ou encore les quelques autres qui jouissent de la gallimarde patente, l’anthologie parue en 1995 à l’Escampette constitue un agréable point d’accès à cette écriture. On y découvre des chroniques que Cingria donnait à la NRF ou à des périodiques suisses. Le ton est libre et vif ; le propos tonique de Cingria quelquefois bouscule. Mais on aime cette rudesse, qui fait peut-être un peu songer à la manière brusque d’un Léautaud. Lequel pensait beaucoup de mal de Cingria, comme on peut le constater dans une lettre à Marie Dormoy : « Ce Cingria est un personnage extraordinaire. Ce qu’il sait, connaît de choses, dans tous les domaines, antiquité, passé, présent, est un monde. Et une façon de les raconter, de parler. En un physique : visage et corps. Un vrai personnage de la Comédie italienne. » Voici à quoi ressemble l’animal, selon le « portrait officiel » qui orne sa fiche Wikipedia :

Il ferait un peu con sur le plateau de la Grande Librairie, au côté d’Augustin Traquenard, mais il me plaît bien. Personnage de la Comédie italienne ? Une sorte de boxeur mi-lourd plutôt, un peu gouailleur : « Ce qui m’incendie le bulbe, moi, c’est le neuf. Pas le moderne, car c’est souvent le contraire. Oui, le moderne, souvent, du fait qu’il est voulu, détruit le sens d’éternité que communique avec ivresse le neuf. Il y a un usuel neuf qui excite, qui n’est pas le moderne. » Un personnage d’Audiard presque : « On devrait en faire davantage des villes, comme ça, de ces villes pas modernes ― neuves ― et faire sauter les autres à la dynamite. »

En 1937, bien des années avant Georges Perec, Cingria se poste place Saint-Sulpice pour y décrire ce qu’il voit. Cela a déjà été repéré par les perecquiens (voir ici,  le livre de Derek Schilling), mais ce n’en est pas moins amusant. Perec évoque les « quatre grands orateurs chrétiens » dans Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, tout comme Cingria dans « Petit carême aérien », article paru dans le n° 283 de la NRF (avril 1937), où il décrit l’imposante fontaine de la place Saint-Sulpice avec ses statues, « quatre nobles rectangles que font les images des quatre orateurs : Fléchier, évêque de Nîmes ; Fénelon, évêque de Cambrai ; Massillon, évêque de Clermont-Ferrand ; Jacques-Bénigne Bossuet, évêque de Meaux. »  Comme le signale Schilling, Cingria parlera, un peu plus tard, de la place Saint-Sulpice, dans Bois sec bois vert (1948), mais il y avait déjà exercé son regard en 1937. Perec avait alors à peine plus d’un an.

Et que voit Cingria, en avril 1937 ? Des enfants s’amusent à effrayer les pigeons avec des pistolets à amorce qui coûtent « dix-huit sous, un franc ». Le constat, une fois les pigeons envolés, une fois les mioches partis à l’école, est perecquien avant l’heure : « … voilà ce qui se passe. […] Rien pendant assez longtemps. » On se souvient de ce que disait avoir voulu faire Perec, dire « ce qui se passe quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages ».

Je ne pense pas que Cingria soit installé, comme Perec, à l’intérieur du café de la Mairie. L’établissement existait-il déjà ? C’est le printemps pour Cingria, l’automne pour Perec. Cingria peut donc s’asseoir sur un banc et regarder les enfants effrayer les pigeons.

Ce qu’on oublie, c’est que la Tentative d’épuisement de Perec s’inscrivait dans un questionnement du quotidien, dans une pratique sociologique notamment inspirée d’Henri Lefebvre, et que ce texte trouva sa place dans Cause Commune n° 1, intitulé « Le Pourrissement des sociétés » (1975). Cingria, plus ouvertement que Perec nous parle d’une modification sociétale : « En fait, ce ne sont plus les gosses d’autrefois. Ce n’est pas une blague, les classes sociales disparaissent, c’est-à-dire s’unifient ascensionnellement ― ce qui est parfait ― vers une classe unique cossue. Cela se remarque, donc même chez le peuple, par un air américain, comme qui dirait, un peu romantique, dans de lourds adornements d’étoffe qui traînent. » S’agit-il d’un pourrissement ? C’est à voir. Cingria en tout cas n’est pas l’homme d’un progressisme échevelé. Non qu’il soit un réactionnaire strict, mais cet écrivain attachant est traversé par l’angoisse : « Mais, me direz-vous, il faut évoluer. Oui, mais cette évolution a un terme. La planète n’est pas éternelle. Elle éclatera un jour, et de ce jour nous ne sommes pas très éloignés, » écrira-t-il en 1954. Depuis, en tout cas, bien des pigeons se sont posés sur la tête des grands orateurs chrétiens de la place Saint-Sulpice.

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