« Il n’y a plus que l’air et le vide, puis soi dans l’air et le vide. »
(Michel Onfray)

Paru en 2018, après Nager avec les piranhas et Le Désir ultramarin. Les Marquises après les Marquises (2017), La Pensée qui prend feu. Artaud le Tarahumara est le troisième épisode des vacances de Monsieur Onfray : « Artaud mérite non pas qu’on le relise mais qu’on le lise vraiment. Il n’est pas un prétexte, une béquille, un cadavre utile à la ventriloquie d’une époque, mais un chamane, un artiste, un poète, un voyant, un frère de Rimbaud qui cherchait son Abyssinie et croyait l’avoir trouvée au Mexique. Je suis parti sur ses traces pour voir, en sachant qu’il n’y avait rien d’autre à voir que ce qu’on imagine. » Voici une intention fort louable : le philosophe, qui ne saurait être dupe d’aucune mauvaise doxa, veut nous parler d’un autre Artaud. Du vrai Artaud, tant qu’à faire. Bien que l’hétérodoxie m’intéresse, et que j’estime de ce fait qu’il n’est que salutaire d’extirper un auteur comme Antonin Artaud de discours qui ne tendent, aujourd’hui encore, pas tant à le déformer (quelle est la forme de l’infigurable au juste ?) qu’à le confisquer ou à le sacraliser, je ne puis souscrire pleinement à ce qu’avance Onfray.
Il est sans conteste plus à la mode de se revendiquer d’Artaud ou de Guyotat, ou, mieux encore, d’Annie Ernaux, que de Gracq, de Malraux, de Léautaud, de Gadenne, ou de Jammes. De même, lire Deleuze, Derrida, Lyotard, Lacan, Kristeva, Foucault, c’était être dans le coup, à une époque pas si lointaine qu’Onfray a bien connue. Désormais, ces lectures sont datées, et Onfray est là pour attester de leur vacuité.

Plutôt que de sombrer dans un relativisme excessif qui encouragerait à dire « à chacun son Artaud », il convient peut-être de prendre acte des différents discours portant sur Artaud, pour mieux s’en éloigner. À mieux dire : pour situer son propos quant à toutes ces interprétations.
Des études sérieuses et admirables sur Artaud existent, comme par exemple Le rire du Mômo (2002) de Jonathan Pollock, qui s’intéresse plus explicitement aux rapports d’Artaud à la littérature anglo-américaine. Pollock s’appuie sur Deleuze tout en établissant une juste distance vis-à-vis de sa pensée ; il ne s’agit pas d’une énième tentative de schizo-analyse du texte incoercible. Jacob Rogozinski, lui, ferraille plus frontalement avec Deleuze dans sa lecture d’Artaud, Guérir la vie (2011), allant jusqu’à dire que Deleuze se trompe au sujet d’Artaud, et même « doublement ». À la bonne heure : il est donc permis de penser Artaud en dépit de Deleuze, et même contre Deleuze. Au reste, Paule Thévenin, dont on ne peut pas dire qu’elle n’a pas lu Artaud de près, contourne Deleuze avec justesse, sans contrevenir trop lourdement à ce qui est avancé dans Logique du sens (1969). Dans un article paru en 1969, elle tient compte des remarques de Deleuze pour proposer sa propre analyse, non sans nuances (repris dans Antonin Artaud, ce Désespéré qui vous parle (1991)). Onfray n’a pas ce soin. Il préfère balayer tout Deleuze, et, du même geste, toute forme d’antipsychiatrie, vouant Foucault aux gémonies. Ce sont ainsi globalement les grandes heures du structuralisme qui sont reléguées aux oubliettes. Qu’il faille interroger cette époque et ses apports ne fait aucun doute, mais ce n’est pas l’objet d’Onfray.
Onfray s’en prend au « Corps sans organes », notion développée par Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972) puis dans Mille Plateaux (1980), qu’il discrédite sans la discuter vraiment. Le CsO, sigle sous lequel l’usage l’a immortalisé, émerge chez Artaud à l’époque de son voyage au Mexique effectué en 1936. Je dois admettre que le CsO me résiste. Je ne sais qu’en faire, au plan théorique. Serait-ce une nouvelle version de la conscience, quelque chose comme le « Leib » d’Hermann Schmitz, une sorte de corps-conscience qui ne serait ni âme ni organisme ? Cette conception difficile à cerner constituerait le ventre mou de la pensée de Deleuze et Guattari, selon les mauvaises langues. Voici en tout cas ce qu’Onfray nous en dit, sans grande aménité : « Quand, jeune lecteur de L’Anti-Œdipe, je demandais à l’un de mes professeurs à l’université de Caen ce que signifiait vraiment ‘‘corps sans organes’’, lui qui avait été marxiste-léniniste tendance Mao, puis converti à la Loi du père tendance Lacan en moins d’un trimestre, avant de devenir catholique tendance saint Paul, ce qu’il est encore aujourd’hui, lui, donc, était parti dans de longues explications. Comme l’obscur s’ajoutait à l’obscur et que tant de fumées ne répondaient pas à ma question, je l’ai reposée avant de m’entendre dire, grand moment de mes années de formation, qu’‘‘en fait, il ne comprenait pas très bien ce que cela voulait vraiment dire ’’… Dont acte ! »
On reconnaît là l’effet de manchette que le contre-historien de la philosophie aimait à employer dans le cadre des cours qu’il dispensait à l’université populaire de Caen : le CsO, vous voyez bien que c’est incompréhensible, même le plus fuligineux et versatile de mes professeurs d’université a fini par le concéder… Décidément, on ne la fait pas à l’homme du ressentiment. Celui-ci préfère en effet Artaud aux « tergiversations faussement scientifiques d’une anthropologie structurale qui ramassait la magie d’une peuplade dans une poignée de schémas linguistiques imbitables — mais devant lesquels il fallait faire semblant de s’extasier pour décrocher un certificat d’ethnologie. Je soutins pour ma part un exposé sur le rituel du sacrifice du cochon dans les campagnes normandes — j’eus le sésame sans aucun schéma saussurien… » Le porc de ma campagne natale plutôt que le Cours de linguistique générale…
Le biais rhétorique est pour le moins grossier, mais Onfray ne s’arrête pas en si bon chemin. L’argumentation devient ab hominem lorsqu’il est question de Foucault, dont Onfray a à cœur d’énumérer les tares et les vices : le « tempérament suicidaire, les multiples tentatives de mettre fin à sa vie, les gestes d’automutilation, les comportements agressifs avec autrui, la structure sadomasochiste de la psyché, les pratiques sexuelles à risque dans les boîtes gays de la côte ouest des États-Unis qui déboucheront sur le sida qui l’emportera… » La pensée aveuglée présente une loupe sur le corps même de Foucault, tout en vitupérant les mœurs du philosophe. La technique était similaire avec Freud, et l’on se souvient du Pourquoi tant de haine ? sous la houlette d’Élizabeth Roudinesco (2010), ouvrage qui a placé le lorgnon cette fois-ci non sur un corps déviant mais sur les inquiétantes approximations d’une pensée.
En définitive, avec La Pensée qui prend feu, Onfray entraîne son lecteur dans un espace plus halluciné encore que la sierra Tarahumara telle que l’aurait vue Artaud. Si chez Onfray la pensée fait pschitt et ne met résolument pas le feu à grand-chose, accordons à ce philosophe voyageur (qui voyage presque aussi bien que l’impayable Sylvain Tesson) qu’il propose de beaux récits de vacances.