
Le concert que donne pour MTV un groupe pas encore si connu que cela, Radiohead, le 4 juillet 1993, dans le cadre d’une émission intitulée The Beach House, ne constitue peut-être pas le meilleur moment de Radiohead, mais assurément une prestation de Thom Yorke parmi ses plus hantées. C’est un exorcisme aussi bien.
Il était prévu que le groupe joue « Creep », hymne assumé à l’autodépréciation (self-loathing anthem, selon les termes mêmes de la promo), morceau que la presse a qualifié de plombant à sa sortie. Le succès n’est pas encore pleinement établi, mais, issu de Pablo Honey, le single de « Creep » a été remarqué déjà. Radiohead ne se contentera pas d’offrir uniquement ce morceau, qui ne tardera pas à leur sortir complètement par les narines. On aura droit à un second titre, interprété de manière quelque peu surprenante.
Adam Freeman, 22 ans, a décroché un job en tant qu’assistant de production pour MTV. Il est ravi que Radiohead se produise dans The Beach House. Il se tient au bord de la piscine et profite de l’instant, un peu gêné peut-être de cet entretien pas terrible où Kennedy, la présentatrice de l’émission, assène ses platitudes à Ed O’Brien (guitare) et Colin Greenwood (basse). Ed et Colin répondent poliment, avec leur accent British un peu coupant. La brave Kennedy tend à les enfermer dans « Creep », à réduire le groupe d’Oxford à cette ― pourtant géniale ― jérémiade construite sur quatre accords seulement. Au contraire, précise Ed, le public en concert nous commande d’autres morceaux, et c’est très enthousiasmant. Il y a aussi, rappelle Colin, « Anyone Can Play Guitar ». Mais on y arrive dans un instant. Tout d’abord, « Creep ».
Déprimant ou pas, on fera jouer « Creep » trois, quatre fois à Radiohead ce jour-là. Histoire d’avoir assez de prises et de pouvoir faire quelque chose de présentable au montage (le résultat ne sera pas très probant, hélas). On est sur MTV, c’est une affaire sérieuse, bien que le concept de Beach House n’en soit qu’à ses débuts encore et que l’on fonctionne à l’économie. Pour tout dire, on ne dispose même pas d’une scène pour faire jouer un groupe. Ce n’est pas vraiment l’idée.
Les studios de MTV sont en travaux, alors autant mettre les présentateurs en plein air pour annoncer les vidéoclips. Le cabanon et sa piscine serviront surtout de prétextes à exhiber des filles en maillot de bain. C’est la première année pour une formule qui deviendra beaucoup plus ambitieuse par la suite. Le cabanon se situe dans un bled au nom indien qui ne paie pas de mine, Quogue (Hampton Bays, dans l’État de New-York). Un plateau guère chiadé, mais cette première saison outdoors s’achèvera tout de même sur le lowdriver de Dr Dre que l’on offrira à un chanceux téléspectateur.
C’est donc une sorte de bungalow, avec une piscine. Pour un peu, on se croirait en Californie, surtout en ce 4 juillet, où il fait très chaud. Les gars de Radiohead se tiennent au bord de l’eau. « And if the world does turn, and if London burns/ I’ll be standing on the beach with my guitar » ― comme Thom va le chanter d’ici quelques paragraphes. Patience, vous dis-je.
Oui, « Creep » détonne, mais détonne en bien, ressort à vrai dire assez superbement lorsqu’on écoute Pablo Honey, cet album où l’on croirait entendre quelque bouillie hémiplégique digne du plus mauvais U2. Plus charitablement, on dira que l’album est un peu daté désormais. C’est le son de l’époque. Qu’on aille se ressourcer aux mânes fatigués de Blur, aura-t-on ce courage ? dans Oasis et c’est pire peut-être ― la postérité n’est pas généreuse avec la britpop.
On peut le dire, Pablo Honey vaut historiquement quelque chose du fait de « Creep », et « Creep » tient pour beaucoup grâce à ces poignardantes décharges de guitare avant chaque couplet, lâchées par le ténébreux Jonny Greenwood qui s’illustrera dans les BO des films de Paul Thomas Anderson ; c’est sans doute à ce beau gosse à l’air hautain que l’on doit la survie pure et simple de Radiohead. Trois fois rien. Un peu de gratte énervée, et l’élégie de basculer tout entière dans le sublime. Il y a aussi, bien sûr, la note que Thom Yorke tient incroyablement, vers 2 minutes 50. Un pleur ou un cri, les deux peut-être. Mais j’ose avancer que, sur la version studio, c’est davantage la guitare de Greenwood que l’on retient. « Creep » en live est toujours un moment extraordinaire, touchant autant que déchirant. Sur le plateau de Conan O’Brien (NBC), en septembre de cette année 1993, le morceau trouvera quelque chose comme son apogée véritable, voix aussi bien que guitare. Pour ce qui est de la voix de Thom Yorke, de son cri, c’est à l’occasion du festival Rock Am Ring (mai 1994) qu’on accèdera au domaine surnaturel.
On a fait venir des ados du coin. Ils sont assez apathiques, bétail mis à paître au soleil de juillet. On ne leur demandait pas de pogoter ou de se lancer dans une carmagnole effrénée, non. Mais tout de même. Le groupe joue, rejoue « Creep » plusieurs fois et c’est à peine s’ils réagissent. Mettons cela sur le coup de la sidération.
Il y a des ballons, une grosse étoile de mer gonflable qui flotte comme un grand lys boursouflé dans la piscine. C’est bien commode de dire cela maintenant, mais on assiste alors à un petit moment d’histoire. Je donnerais, je ne sais pas moi, le roulebas bondissant du Dre, l’eussé-je gagné, pour avoir été là, parmi les veaux placides et les jeunes génisses indolentes de Quogue et environs. (Que ferais-je aujourd’hui, dans la métropole écologentrifiée et farouchement anti-bagnole où je m’acquitte de l’impôt, de l’ingarable bateau à ressorts du Dre ?)
Yorke porte des lunettes noires, qui lui donnent l’air d’un aveugle. Mi-longue, sa tignasse blonde peroxydée est tirée en arrière, maintenue par un chouchou rose bonbon. On est rock ou on ne l’est pas. Un T-shirt à manches longues, rayé noir et blanc, quelque part entre le baigneur 1900 et les oripeaux de Beetlejuice. Ni très beau ni réellement moche, l’albinos troublant adopte la posture un peu maniérée du désossé, se trémousse, se maintient selon un zigzag permanent. Il ne joue pas de la guitare, peut donc tenir son micro à la main, bondir avec plutôt que de s’y suspendre, et cela rajoute beaucoup à l’intensité du concert. Il se crispe tout entier sur le micro, est pris de spasmes lorsque Greenwood poignarde le morceau de savants coups de guitare. Parce que Jonny Greenwood n’est pas le premier gratteux venu. Bref, Thom Yorke adopte assez sciemment la posture du Weirdo dont il est question dans sa chanson. Je suis un mec bizarre, qu’est-ce que je fous là. Je n’appartiens pas à ce monde.
But I’m a creep
I’m a weirdo
What the hell am I doing here?
I don’t belong here
Sentiment très juvénile, flottement existentiel qui fait que je ne me sente pas à ma place. Sans doute moins que nulle part en la pudique Amérique, qui me fait chanter « so very special » au lieu de « so fucking special ». Que dire de ce plateau MTV où l’on me fait rejouer « Creep » trois, quatre fois au bord d’une piscine où une grande étoile de mer flotte comme un grand lys parmi des ballons colorés? Et puis, tous ces veaux et ces génisses sous Tranxène. Sur l’autre bord de la piscine, il y a un toboggan bleu à échelle, de quoi faire plouf. Non, vraiment, What the hell am I doing here?
On a à peine éteint les caméras que le groupe enchaîne sans prévenir sur « Anyone Can Play Guitar », autre morceau du premier album. C’est alors une affaire plus ouvertement punk et pêchue, encore que le morceau ne soit pas aussi renversant que « Creep ».
La chanson est animée du même malaise. Elle comporte une critique explicite de la condition de musicien pop-rock. Jouer de la guitare est à la portée du premier imbécile venu, et j’ai beau laisser pousser mes cheveux et me prendre pour Jim Morrison, me tenir bêtement sur la plage (au bord d’une piscine), rien n’y fera.
Anyone can play guitar and they won’t be a nothing anymore
Grow, my hair
Grow, my hair, I am Jim Morrison
Grow, my hair
I wanna be, wanna be, wanna be Jim Morrison
Here we are with our running and confusion
And I don’t see no confusion anywhere
And if the world does turn and if London burns
I’ll be standing on the beach with my guitar
La grande idée, toute simple et toute bête, la voici : « I want to be in a band when I get to heaven. » Je n’aspire pas à grossir le rang des égomanes suicidés du rock, dont le chanteur des Doors incarne la caricature grotesque et dont Kurt Cobain est en train de prendre le chemin.
Thom Yorke, avec sa tignasse blonde tirée en arrière a bien quelque chose de Cobain ce jour-là. Dans un commentaire à cette vidéo que l’on trouve sur Youtube, on peut lire ce constat assez juste : « Thom Cobain performing his latest hit, “Smells Like Jim Morrison”. »
Le frontman de Nirvana ira jusqu’à cracher sur la caméra à l’occasion d’un concert donné à MTV en décembre de la même année. Yorke chante quant à lui face caméra. Ce n’est pas au public qu’il s’adresse, mais au star system. C’est après le spectacle même qu’il en a. Il répudie le devenir-Morrison. Le Weirdo tâche de remonter la pente karmique du désespoir post-adolescent, de mieux digérer les surfaces sclérosantes dont les années 90 sont faites. Il défait sa tignasse, jette ses lunettes noires, et s’agite franchement :
I could become Jim Morrison
Fat, ugly, dead
Here we are with our running and confusion
And I don’t see no confusion anywhere
Le couplet s’achève sur un hurlement face caméra, dans le micro de la caméra. Je m’agite, je sème la confusion, mais je ne vois pas de confusion ici ni ailleurs.
De fait, non, rien ne bouge.
L’atonie règne dans le public. Trois, quatre fois que « Creep » a été interprétée : il y a pourtant bien de quoi vous remuer. Voici l’iracundia du mec bizarre, la colère du Weirdo pas à sa place sur ce plateau improvisé. Il hurle à s’en faire péter la tête. Le montage est assez lamentable, l’ingé son est aux fraises, ce qui n’est pas sans accentuer le côté brutal de cette colère. Ce cri pathétique, vain et déchirant me semble annoncer ce que chantera Billy Corgan un peu plus tard « Despite all my rage I am still just a rat in a cage », et il y aurait plus d’un pont à établir entre The Smashing Pumpkins et Radiohead. En dépit de toute ma rage je ne serais jamais qu’un rat en cage ― résultat du spectacle permanent et mortifère, de cette loi d’airain qui intègre par avance toute velléité de contradiction. La caméra recule ou dézoome, laisse Yorke seul et perdu dans le cadre, l’espace cruel d’une seconde ou deux. Petit animal blessé que la caméra délaisse tout à coup ― le Weirdo a perdu la bataille du Cabanon, ou bien n’a-t-il eu que ce qu’il cherchait. Toute-puissance du spectacle, vanité de nos emportements au bord de la piscine de MTV.
Le morceau continue et soudain, ce qui devait arriver arriva. Peroxydé, pourquoi lutter davantage contre l’entropie ? On plonge.
Adam Freeman, l’assistant de production de 22 ans qui était alors sur les lieux se souvient : « Yorke tâchait de remonter en poussant depuis le fond de la piscine, mais il coulait à nouveau. Pendant ce temps-là, les musiciens continuaient de donner tout ce qu’ils avaient. » [voir ici]. Freeman ajoute que les docmarten’s de Yorke pleines d’eau ont quelque peu compliqué la situation. Le chanteur qui tâchait de remonter sur le bord en s’agrippant à un câble de micro, risqua non seulement la noyade, mais également l’électrocution. Exagération, sensiblerie hyperbolique bien d’outre-Atlantique… Ce cri et ce plongeon, quelquefois considérés comme le pire de Radiohead, témoignent en tout cas de la part de Yorke d’une prise de position assez radicale quant à son art. De fait, on n’enfermera pas Radiohead dans « Creep ». Le groupe continuera d’évoluer, jamais ne se retournant ou se figeant sur une forme musicale donnée. Il ne s’agit pas de simplement jouer de la guitare comme le premier imbécile venu au bord de la piscine. The Bends (1995) et, surtout, OK Computer (1997) seront là pour le confirmer.