
Premier volet de la trilogie romanesque de Samuel Beckett, Molloy (1951) est un diptyque dont la première partie est cédée sinon abandonnée — plutôt que consacrée — à un narrateur-personnage éponyme à l’autodiégèse subie et, de dépit, finalement assumée (« Dire que je fais mon possible pour ne pas parler de moi. Dans un instant je parlerai des vaches, du ciel, vous allez voir. »). On se souvient surtout de ce Molloy, de son incroyable récit : la chambre de la mère « morte à enterrer », les coups assénés sur la tête démente d’icelle, l’errance, la jambe raide qui fait que la ligne droite se confonde avec le cercle, la bicyclette « acatène », son nom qu’un policier demande à Molloy, Lousse, son chien que Molloy écrase par accident, le perroquet qui dit « fuck », les pierres à sucer, les pets dénombrés (« Allons, allons je ne suis qu’un tout petit péteur, j’ai eu tort d’en parler »), le hiatus enfin, dans lequel on nous embarque, abîme entre choses sans nom et noms sans choses (gouffre plus parlant encore en anglais, tel que Beckett s’est lui-même traduit : « there could be no things but nameless things, no names but thingless names »), mais on ne garde pas autant de souvenirs ou d’images de Moran à qui échoit, pareillement qu’à Molloy dans la première, le récit dans la seconde partie du roman.
Molloy cède la parole à Moran, encore que Molloy occupe l’esprit de Moran, et que Molloy fasse ainsi, partiellement au moins, l’objet du récit de Moran, récit pourtant plein de Moran, de ses pensées quant à lui-même, quant à son fils, quant au monde — ruminations peut-être aussi drôles et profondes que celles de Molloy qui semble ne rien savoir de ce Moran que tout le monde tend à oublier.
La structure en diptyque est aussi celle d’En Attendant Godot (1952) où, comme le disait Vivian Mercier, rien ne se passe, mais deux fois. Avec Molloy, on assiste davantage à un changement de perspective. De Molloy en Moran — ou de Patna en Patusan dans Lord Jim de Joseph Conrad —, c’est, au sein du récit, d’un roman l’autre que l’écriture se joue : avec Beckett et Conrad il faut bien admettre que l’envers et l’endroit de la fiction sont appelés à coïncider sur un idéal point d’incertitude, équilibre instable qui fait la suprême unité d’un récit opalescent chez Conrad, chancelant chez Beckett.
Il s’agit avec Molloy toujours de la même voix, celle de la trilogie romanesque. Mais, au seuil de la seconde partie du roman, quelque chose reprend, avec une différence. La même voix, et non uniment la même : l’identité fluctue, le moi ahane dans une condition quasi-spectrale.
Molloy est sans doute l’objet véritable du roman auquel il donne son nom, tout comme le mystérieux Jim chez Conrad. Or, on a dit et répété que Moran n’est autre que l’anagramme de roman. Tâchant de rendre justice à Moran l’Occulté, j’aimerais à mon tour procéder à une sorte d’anagramme qui encouragerait à la lecture du roman caché de Molloy.
La seconde partie commence ainsi : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme. Tout dort. Je me lève cependant et vais à mon bureau. Je n’ai pas sommeil. Ma lampe m’éclaire d’une lumière ferme et douce. Je l’ai réglée. Elle me durera jusqu’au jour. J’entends le grand-duc. Quel terrible cri de guerre ! Autrefois je l’écoutais impassible. Mon fils dort. Qu’il dorme. La nuit viendra où lui aussi, ne pouvant dormir, se mettra à sa table de travail. Je serai oublié. »
Je serai oublié. De fait, oui, ayant lu Molloy, on oublie Moran, en faveur de Molloy, qui n’est pas à strictement parler le fils de Moran (c’est peut-être même tout l’inverse), mais qui doit, tout comme Moran, lui aussi écrire, tout comme le fera Malone un peu plus tard, dans Malone meurt. Lisons donc, avant la section où parle Molloy, d’abord la partie échue à Moran, comme si on n’avait jamais lu celle qui incombe à Molloy, comme si on n’avait jamais lu Molloy. Imaginons ce roman inédit de Samuel Beckett intitulé Moran.
Voici, donc, le premier paragraphe de ce roman fictif : « Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Je suis calme. Tout dort. Je me lève cependant et vais à mon bureau. Je n’ai pas sommeil. Ma lampe m’éclaire d’une lumière ferme et douce. Je l’ai réglée. Elle me durera jusqu’au jour. J’entends le grand-duc. Quel terrible cri de guerre ! Autrefois je l’écoutais impassible. Mon fils dort. Qu’il dorme. La nuit viendra où lui aussi, ne pouvant dormir, se mettra à sa table de travail. Je serai oublié. » Moran est plein de son fils. Différence et répétition, encore, à même l’hérédité : père et fils portent le même prénom, Jacques, mais « ça ne peut pas prêter à confusion. »
Très vite, dès le troisième paragraphe, il est question d’un certain Molloy, personnage sur qui Moran doit élaborer un « rapport » dont la rédaction est faite de ces atermoiements, cafouillages, foirades et empêchements de toutes sortes qui constituent le corps véritable du récit beckettien. « Oh je pourrais vous raconter des histoires, si j’étais tranquille. Quelle tourbe dans ma tête, quelle galerie de crevés. Murphy, Watt, Yerk, Mercier et tant d’autres. Je n’aurais jamais cru que — si, je le crois volontiers. Des histoires, des histoires. Je n’ai pas su les raconter. Je n’aurai pas su raconter celle-ci. » Moran passe en revue les personnages des romans précédents (y compris des œuvres de Beckett non alors parues, comme Mercier et Camier), tout comme ce sera le cas dans L’Innommable : « Ces Murphy, Molloy et autres Malone, je n’en suis pas dupe. » Quelques pages avant, il est aussi bien question du « pseudo-couple Mercier-Camier ». Mais Moran fait figure d’oublié jusque dans L’Innommable même.
Moran, pourtant, n’est pas seulement digne de la sympathie que l’on accorde d’ordinaire aux outsiders, aux seconds couteaux du roman. Il est un héros beckettien à part entière, si tant est que, chez Beckett, un terme comme « héros », une locution comme « à part entière » puissent avoir un sens.
« Les chemins changent d’aspect, refaits en sens inverse, » constate Moran à la fin de son récit. Mais son nostos, sa drolatique parodie de retour final, touche au début : « Je n’allai pas loin. Mais ce fut un petit commencement. » Par où, si peu lointainement, si petitement que ce soit, commence Moran au juste? D’emblée, on trébuche sur le seuil d’une histoire dont on ne saisira pas grand-chose. « Ainsi s’inscrivait, au seuil de l’affaire Molloy, le funeste principe du plaisir. »
Ce « funeste principe du plaisir » touche incontestablement à « Obidil », nom qui s’ajoute à l’illustre « galerie de crevés » de Moran, le nom d’un absent qui peut-être n’existe pas — mais qu’est-ce qu’exister ? a fortiori dans ce « pays de Molloy » où s’égare Moran et tout lecteur même de Moran, roman qui, faut-il le rappeler, n’existe pas vraiment ? —, nom qu’il convient de lire à l’envers : « Dire que j’y serais peut-être, sans ce malheur qui m’arrive ! Et cet Obidil, dont j’ai failli parler, que j’aurais tellement voulu voir de près, eh bien je ne le vis jamais, ni de près ni de loin, et il n’existerait pas que je n’en serais que modérément saisi. »
La partie de Moran termine comme elle a commencé, ou plutôt, elle revient sur le commencement de Moran pour le mieux nier : « Alors je rentrai dans la maison, et j’écrivis, Il est minuit. La pluie fouette les vitres. Il n’était pas minuit. Il ne pleuvait pas. » On enchaîne ensuite sur le récit de Molloy, et l’on oublie Moran et son fils, pour mieux découvrir le fameux Molloy et sa mère. Cette seconde partie agit idéalement en miroir du récit de Moran. Mais tout se passe comme si Moran se tenait derrière la glace sans tain du récit de Molloy, où l’on aperçoit il est vrai surtout Molloy : Moran envisage Molloy sans que celui-ci soit en mesure de le voir. Ceci dit, il n’est que juste que les derniers mots du roman Moran soient pour l’inoubliable Molloy : « Molloy pouvait rester, là où il était. » Car Moran, au fond, aurait très bien pu s’intituler Molloy.