Jacques Dupin, par Francis Bacon (1971) [Amiens, musée de Picardie]
Jacques Dupin, ce compagnon essentiel dans le poème, dont on a réédité dernièrement les écrits sur Giacometti, je le trouve tout entier dans ce titre pris, je crois, à Pierre Reverdy, Gravir. « La vie est une chose grave. Il faut gravir. » — ceci se trouve dans Le Gant de crin, recueil d’aphorismes que Reverdy fait paraître en 1927. Il faut lire le beau texte que Dupin consacre au reclus de Solesmes dans un catalogue de la Fondation Maeght (Pierre Reverdy à la rencontre de ses amis, 1970). Stricte admiration où il est question de l’essentiel : « Le vent, ou le vide, ou rien. » On sait que Dupin a rencontré Reverdy plusieurs fois. Il en parle, dans « Lichen pour Reverdy », texte plus court encore — deux paragraphes à peine — paru dans un cahier du CIPM (juin 2004). Il fait état de leurs rencontres : « Déambulations du soir où jamais la poésie n’est venue s’interposer comme une ombre importune à dissoudre, ou à écarter. Nous parlions de nous, de la vie, de choses et d’autres, de tout et de rien. Paroles anodines, et abruptes, adossées à la muraille, au silence, à la vérité de la solitude de Reverdy. » Paroles abruptes. C’est par l’abrupt justement que Jean-Pierre Richard a pratiqué Dupin dans une étude célèbre.
De fait, on n’aborde Dupin que par l’abrupt. De face. Et ce verbe, gravir, sied bien au poète de Ballast (1976). Gravir, allons-y. On y entend grogner les gravats et le gravier, grésiller ce grésil qui donnera son titre à un recueil de Dupin en 1996. Per aspera ad astra, ainsi le veut la formule — voie difficile vers les étoiles. Ce sont aussi bien les roches qui s’éboulent sous les pas du Dante qui finit toujours par revoir les étoiles. À ceci que, chez Dupin, l’astre « rampe vers sa chaîne », comme il est écrit dans L’Embrasure (1969). L’embrasure étant une ouverture dans la muraille, qui permet de faire feu, d’embraser.
Gravir, embraser. C’est un programme exigeant, servi par une poésie minérale, dure. Ainsi, dans cette prose courte justement intitulée « Parmi les pierres éclatées » : « Tu es la seule réplique au frisson de la terre quand la racine du soleil creuse sa route dans le roc. Une dernière étoile embarrassée dans le feuillage te regarde souffrir. J’ai voulu te confier mon bien le plus secret, le plus frivole, et ce n’était qu’une hirondelle volant bas pour que les labours soient profonds. » Il faudrait s’arrêter longtemps sur ce passage, sur ce qu’il a de rocailleux, de puissamment terrestre, presque de chtonien. Mais tant d’autres éclats blessent et attirent la vision chez Dupin, le lecteur étant cette hirondelle au bord de l’orage, qui vole à ras — horizontal du gravir — et a pour charge de labourer une terre sèche et dure.
« Expérience sans mesure, excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. » Gravir, oui, mais c’est approfondir ou creuser aussi bien, par une force gravative laquelle pèse sur l’élan douloureux du poème, en exigeant cet élan. « Te gravir et, t’ayant gravie — quand la lumière ne prend plus appui sur les mots, et croule et dévale, — te gravir encore. » Un massif impossible se dresse devant nous, et c’est aussi bien l’évidence de l’abîme du haut que la salubre vérité de l’abrupt : « Depuis que ma peur est adulte, la montagne a besoin de moi. De mes abîmes, de mes liens, de mon pas. »