
Pascal Boulanger fait paraître aux éditions Tinbad une sélection de remarques consignées dans ses carnets de 2019 à 2022. Impressions ou notes de lectures, ces méditations sont placées sous l’égide de Hölderlin. Et il importe que ces fragments soient non datés ; ils font signe au génie double et unique du poète allemand. « Dans les poèmes de la folie… le nom dédoublé (Hölderlin/Scardanelli), est comme les deux battants d’une seule et même fenêtre et le monde soudain sans date, autrement dit avec toutes les dates, se fixe en été et dans un amen illimité. Et si ce qu’on a appelé la folie d’Hölderlin n’était que la résistance opposée à la sacralité socialisée ? La résistance hors-temps au temps du ressentiment ? » Boulanger médite au sujet de Hölderlin, semble trouver en cette aventure poétique une sorte d’écho à Nietzsche : cette fenêtre grande ouverte sur un bleu adorable (« in liebliecher Bläue »), qui est une fuite dans le temps contre le ressentiment, cet « amen illimité » serait-il une reformulation du grand Oui à la vie ? Il se peut. (Ailleurs, Boulanger évoque le Oui de Molly Bloom, comme oui d’acquiescement et de jouissance.) Très belle remarque sur un « Claudel nietzschéen », celui de Tête d’or : « D’après André Tissier, le mot soleil, qui est à la fois le jour, la lumière, l’or, le feu, poncture 43 fois le texte de Tête d’or de Paul Claudel. Or/Orion retrouve la vue en s’exposant au soleil et Nietzsche a perdu la raison dans la fureur dionysiaque. » Ailleurs, encore la folie de Hölderlin : « Je ne pense pas qu’Hölderlin ait choisi d’être fou, il a buté sur l’impossible réconciliation entre la promiscuité des dieux grecs et le lointain Dieu judéo-chrétien qui vient du dedans (Levinas). Dante, Rimbaud ou encore Debord traversent ce Bleu adorable qui fonctionne comme un petit Zibaldone (Leopardi) où l’on trouve de tout, y compris des choses que l’on préférerait ne pas avoir à subir : « Que pouvons-nous opposer, à l’ignominie de cette remarque de l’actuel Président de la République, Emmanuel Macron : Une gare c’est un lieu où l’on croise des gens qui réussissent et des gens qui ne sont rien ? Simplement ceci, d’un autre Emmanuel (Levinas), bien plus inspiré : L’humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l’être. » C’est bien sûr employer un bazooka afin de tuer un moustique que de recourir paronymiquement à Levinas pour tâcher de ramener notre président sur terre.
Boulanger évoque le « trasumanar » de Dante (Paradiso, I), tel que Jacqueline Risset l’a rendu célèbre en France : « Philippe Sollers reproche à Jacqueline Risset d’avoir traduit ce néologisme par les mots ‘‘outrepasser l’humain’’. Sollers propose, bien à tort à mon avis, de conserver ce néologisme par l’affreux mot : ‘‘transhumaniser’’. Mais on entend hélas trop ‘‘transhumanisme’’, autrement dit l’arraisonnement par la technique de l’esprit et du corp humains, dans cette traduction de Sollers. » Sollers apparaît souvent dans En bleu adorable (Boulanger considère que son Paradis relève ni plus ni moins du poétique…), ainsi que Debord, au sujet de qui Boulanger me semble bien plus inspiré qu’au sujet de Sollers, que Sollers lui-même au sujet de Debord.
Mais Boulanger, et c’est là que je le préfère, sait aussi penser de ses propres ailes : « La France est devenue un camp de rééducation dans le perfectionnement maniaque du management. Pour ce pouvoir à la fois surpuissant et anonyme, il s’agit de saper les soubassements métaphysiques de l’humain, en accentuant son arraisonnement par la technoscience transhumaniste [trasumanar, encore…]. » Le constat est juste et sans appel : « Le projet néofasciste consiste à casser l’intériorité sensible et vibratoire des êtres parlants, par sacrification de l’humain et au profit d’un somnambulisme mécanique et d’une vie déchue. » La situation est telle que ce type de remarques se rapproche hélas du truisme, de la vérité admise et bien établie à laquelle on répond par un haussement d’épaules.
On aimerait, on souhaite de tout cœur que ces formules sortent des livres de sorte à mieux toucher les consciences. Ce vœu n’est pas sans corroborer le bleu adorable de Hölderlin.