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Jean-Michel Rabaté : taon mieux !

Jean-Michel Rabaté invite les anglo-saxons à la lecture de Jacques Lacan, mais, depuis quelques ouvrages maintenant, il revient à la langue française pour proposer une lecture de Jacques Lacan selon des angles successifs [voir ici, dans une perspective joycienne]. Avec ce nouvel ouvrage consacré à Lacan, la notion d’irritation permet de faire se croiser, sinon de fédérer, différents discours autour de la psychanalyse. Lacan est perçu dans cet essai comme l’agent irritant par excellence. « Quand on me dit que Lacan est irritant, je réponds : tant mieux ! » Oui, Lacan irrite, aujourd’hui peut-être plus que jamais, mais Rabaté montre avec audace et brio qu’il stimule aussi bien la pensée. Lacan est en somme un nouveau Socrate, ou plutôt : Lacan avance que Socrate fut le premier psychanalyste dans la lecture qu’il fait du dialogue du Banquet : « Lacan, rappelle Rabaté, pense que le seul savoir que Socrate reconnaisse posséder, un savoir sur l’amour, contient tout le secret de la dialectique du transfert. »

Lacan est selon Rabaté « un trouble-fête qui interrompt le ronronnement satisfait des post-freudiens ». L’irritation qu’il provoque est comparable à celle dont Socrate se fait l’agent, telle qu’on la trouve évoquée dans L’Apologie de Socrate (30 e). Lacan est perçu par Rabaté comme un taon socratique qui a pour fonction de maintenir éveillé. Rabaté l’angliciste, spécialiste notamment de Joyce, est fort bien placé pour saisir la fonction socratique d’irritation ; on ne comprend bien cet aspect que depuis lalangue anglaise : « Contrairement à l’anglais qui utilise le terme de gadfly métaphoriquement pour désigner un casse-pieds qui veut bien faire et multiplie les critiques, ce que l’on rend souvent par enquiquineur, le français ne donne pas de valence imaginaire au taon. » Le détour par l’anglais est salutaire pour penser Lacan et la French Theory en général — cette dernière formule s’énonçant elle-même en anglais.

Rabaté ne se contente pas d’une simple « valence imaginaire » autour d’un vocable. Il s’ingénie en effet à faire de l’irritation un concept opératoire, et il ne manque pas d’essorer scrupuleusement la question en s’appuyant notamment sur l’ouvrage d’Olivier Postel-Vinay, Le taon dans la cité : actualité de Socrate (Descartes & Cie, 1994). Ainsi, d’emblée, dès l’introduction de Lacan l’irritant, des fulgurances nous saisissent : « Nietzsche préfère Platon à Socrate et approuve la domination d’une race supérieure ; Socrate serait le précurseur des moralistes juifs ou chrétiens que Nietzsche honnit. » La lecture morale et biologique que propose Rabaté de Nietzsche est stimulante ; elle prend un chemin différent de celui de Barbara Stiegler (Nietzsche et la vie, Gallimard, 2021) qui remonte la piste de Darwin. Rabaté bifurque pour sa part en direction de Lamarck. Ce soubassement théorique lui permet d’aborder Nietzsche, mais aussi d’asseoir la notion d’irritation, d’en faire un principe moteur, à partir de la Philosophie zoologique (1809). Et voici que se noue une autre question : « Si la science du vivant fait de l’irritabilité un concept fondamental, et si Freud combine lamarckisme et darwinisme, je proposerai à mon tout une version de ce lamarckisme dans les théories de Niklas Luhmann que je mettrai en rapport avec celles de Michel Foucault et de Lacan. »  

Comme le rappelle Rabaté, Lacan avait assisté à la célèbre conférence de Foucault « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (1969). Il en aurait même été flatté. Rabaté ne manque pas d’évoquer la fonction-auteur foucaldienne, ainsi que ses paradoxes, mais ce sont les nœuds ou nappes de discours qui l’intéressent : « Foucault évoque implicitement Louis Althusser relisant Marx relisant Freud. » Un des grands moments de Lacan l’irritant consiste à interroger l’auctorialité lacanienne. Non pas à la nier strictement (ce serait absurde), mais à la remettre théoriquement en cause de sorte à en ramifier les enjeux : « si Lacan refuse le rôle d’auteur, comment peut-il signer un discours pris entre la performance orale et ses écrits ? » Je suggère que l’on ouvre Lacan l’irritant à la page 114, et que l’on lise la section intitulée « Lâcher les Écrits » ; il s’agit d’un efficace coup de sonde dans la théorie lacanienne de l’écriture, de sa pluralité et de son impossible pratique. Mais on lit également dans ce sous-chapitre l’agacement de Lacan vis-à-vis, notamment, de Derrida qui agissait à la manière d’un taon pour lui (voir sur ce point le livre de René Major, Lacan avec Derrida : analyse desistentielle (Flammarion, 1991)). D’autres taons furent pour Lacan Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe, qui firent paraître Le Titre de la lettre en 1973. Rabaté rappelle brièvement que, dans le séminaire XX, Lacan encourage à la lecture de cet ouvrage polémique. Il en considère les auteurs comme des « sous-fifres », sans doute de Derrida. Et Lacan continue : « Ce n’est pas pour autant diminuer leur travail, car je dirai que, quant à moi, c’est avec la plus grande satisfaction que je l’ai lu. Je désirerai soumettre votre auditoire à l’épreuve de ce livre, écrit dans les plus mauvaises intentions […] Je ne saurais trop en encourager la diffusion. » Lacan a besoin de Nancy et Lacoue-Labarthe, taons d’un amour mordant : « Je n’ai jamais été si bien lu — avec autant d’amour. » Le Titre de la lettre constitue une introduction intéressante à Lacan. La critique qui y est énoncée comprend une explicitation des concepts lacaniens. Dans le chapitre intitulé « Exactions : cruauté et irritabilité du sang ». Rabaté travaille plus explicitement à partir de la pensée de Nancy en évoquant son livre posthume, Cruor (Galilée, 2021), mais aussi Hegel, l’inquiétude du négatif (Hachette, 1997) :  « Le sang matérialise l’inquiétude du négatif en un processus de négation, d’autodivision et de reconstitution. »

Je ne dirais pas de Rabaté qu’il est un taon, un irritant ; ses ouvrages sont en tout cas de véritables stimulants. Ils agissent à la manière de la pensée de Lacan : « On a l’impression que Lacan, lorsqu’il écrit, oublie les points les plus forts et convaincants de son discours et se perd lui-même, trop occupé à lancer de nouvelles balles en l’air. » À ceci près que Rabaté ne se perd pas lui-même ; connaissant le chemin piégeux de Lacan et de ses multiples chausse-trappes, il sait aussi bien innerver d’autres pistes. Les développements sur Luhmann, l’écriture comme nouage chez Dante ou encore la question du pessimisme de Freud mériteraient de ma part de plus longs développements qui, eux, nous perdraient dans une manière de glose éperdue.

Ce n’est au fond pas un simple ouvrage sur Lacan. Comme souvent chez Rabaté, Joyce vient hanter ce livre, à des moments-clefs, comme autant de coups de théâtre shakespeariens : « Contrairement au Shakespeare de Joyce ou de Borges, Lacan ne compte pas devenir le père de son propre grand-père en une parodie d’auto-engendrement. » Il y a bien quelque chose de virtuose dans ce livre, mais, avec Rabaté, les sentiers qui bifurquent ramènent toujours chez soi. C’est le sens ulysséen du Nostos, mais c’est aussi le retour lacanien à Freud, comme redoublé par Rabaté : « Voilà pourquoi je commencerai et terminerai avec Freud que je chercherai à saisir dans diverses irritations. » Le travail critique de Rabaté fait boucle sur lui-même, puisque, méditant sur les cinq voyelles chez Dante telles qu’immortalisées dans un passage fameux du Convivio (et explicitées par André Pézard), il ne manque pas de reprendre ce qu’il énonçait déjà dans James Joyce, Portrait de l’auteur en autre lecteur (Cistre, 1984). Il y a donc une profonde cohérence dans la manière dont Rabaté lance la balle en l’air ; sa manière de jongler s’étend à quelque quarante ans d’intervalle, d’un geste toujours assuré. C’est un plaisir de s’emparer, un instant, de la balle au vol. Je ne prétends pas, pour autant, avoir dessiné toutes les trajectoires comprises dans un livre aussi riche que Lacan l’irritant. Bien au contraire. Lire, c’est nouer, mais c’est peut-être aussi, tout simplement, avoir soin de passer la balle à un autre lecteur.

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