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Ancestrale, Goliarda Sapienza

pour Maria

Qu’est-ce qui fait la tenue d’un poème ? Y a-t-il une transcendance de la forme-poème ? Questionnement peut-être trop vaste et, pour tout dire, mal venu lorsqu’on considère les poèmes de jeunesse de Goliarda Sapienza regroupés dans le volume Ancestrale. Il y a un phénomène Goliarda Sapienza. Si bien qu’on ne peut réellement prendre la peine d’analyser, de lire sans trop laisser passer les affects. Il faut attendre que cela refroidisse. Et seulement alors, on constatera, on évaluera la qualité intrinsèque du poème de Sapienza.

L’essentiel de l’œuvre est posthume, mis à part L’Université de Rebibbia (1983) qui, sur un malentendu, fut un petit succès de librairie à sa sortie. Le roman le plus célébré de Sapienza est L’Art de la joie, dont la découverte s’est faite en France, lors de sa parution en 2005 chez Viviane Hamy. Depuis, les éditions du Tripode ont pris le parti de rééditer tout Sapienza, avec une traductrice unique et dévouée à sa tâche, Nathalie Castagné.

Ancestrale avait paru chez La Vita Felice (Milan) dans une édition du non moins dévoué Angelo Maria Pellegrino, qui fut le compagnon de Sapienza. Pellegrino a notamment fait paraître un beau livre de souvenirs au Tripode (Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue, 2015), qui nous donne à voir l’incroyable mestiere di vivere que fut celui de Sapienza.

Les poèmes de Sapienza semblent peu de chose face au volume de L’Art de la joie. Et sans doute les lit-on parce que le destin de Modesta, héroïne assez largement autobiographique de ce roman de huit-cents pages, nous a touché ou intrigué. Parce que quelque chose du soleil noir de Catane, mêlé — de Gramsci aux années de plomb — au remugle politique italien nous parle. Alors, oui, il faut lire Ancestrale. On y plonge dans le magma d’une sensibilité qui des fois se cherche, d’une sensualité aussi, qui ne dit pas encore tout à fait son nom, mais qui traverse le corps du poème. Souvent, se sont des formes très courtes, prosaïques. Avec des simplicités, c’est vrai. Mais alors qu’on se dit que c’est là une poésie presque sans images, la vision soudain s’emballe.

La luna tralcio a tralcio rotolava

sulla vigna tremente di paura

Partoriva conigli topi scorpioni

E noi stretti nascoti dietro il muro

la sentimmo guaire come un cane

Sarment après sarment la lune roulait

sur la vigne tremblante de peur

Elle accouchait de lapins de rats de scorpions

Et nous cachés derrière le mur

nous l’entendîmes aboyer comme un chien

Le poème nous arrive ainsi, dans sa nudité phénoménale, sans que l’on sache trop en discerner le contexte, l’ancrage référentiel. Les images n’en sont alors que plus violentes lors de leur surgissement.

Ancora una volta

raggomitolata

fra le dune di sabbia

divoro il mio cadevere

per aspettare

il luciore che squarcia

l’utero del mare.

Encore une fois

pelotonnée

au milieu des dunes de sable

je dévore mon cadavre

en attendant

la lueur qui déchire  

l’utérus de la mer.

Ailleurs, il est question des fleurs carnivores de la nuit, ou encore d’une notation non moins angoissée :

Senza presentimenti

giro nel vuoto

di ricordi murati a calce viva.

Sans pressentiments

je tourne dans le vide

de souvenirs murés à la chaux vive.

Les poèmes sont jetés-là, bien qu’on ne sache trop quoi en faire. Ce sont des râles, des murmures, des cris, d’étranges feulements dans ce qu’il convient de nommer la nuit de l’être. Et bien sûr que le poème est affaire de fureur, d’hystérie — voyez du Bellay, Maïakovski, Pessoa.

Peut-être que le poème le plus fort d’Ancestrale est l’élégie à Nica, amie morte lors du bombardement de Catane en 1942. Ici, la terrible proximité de l’Histoire rend le lyrisme incandescent et, pour tout dire, sans remède.

E non ci furono più alberi, ombre

né vecchi né carusi né picciotti

solo corpi snudati senza testa

fra la pioggia di cenere e di grida.

E non ci furono più strade, palazzi

solo piazze, deserti, dune fiumanti

fosse chiuse sui vivi e sui morenti.

Et il n’y eut plus d’arbres, d’ombres

ni vieux ni gamins ni tout-petits

rien que des corps dénudés sans tête

dans la pluie de cendre et de cris.

Et il n’y eut plus de rues ni de maisons

rien que places, déserts, dunes fumantes

tombes fermées sur vivants et mourants.

Le recueil se termine sur une suite composée en sicilien. On y entend une autre inflection, bien que ce soit la même voix qui chante et pleure, le même corps qui vacille.

Gessuminu girmugghia

da li to mani pusati

du l’umito da rina.

si rapunu I to occhi

a li lampari

ca currunu a funniri

u mari cu li stiddi.

Du jasmin éclot

de tes mains posées

sur le sable humide.

Tes yeux s’ouvrent

aux lumières des bateaux de pêcheurs

qui partent la nuit réunir

la mer et les étoiles.

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Le double Segalen (Pléiade)

Le double Segalen

Cette réédition des œuvres de Victor Segalen dirigée par Christian Doumet aux éditions de la Pléiade se présente sous la forme de deux volumes équilibrés, proposés sous coffret. D’emblée, on nous prévient : « l’idée d’exhaustivité n’a ici guère de sens » (I, x). De fait, la vaste correspondance de Segalen (quelque 1 530 lettres), par exemple, n’a pas pu trouver sa place dans cette édition. Il faut néanmoins signaler le volume de correspondance paru en 2019 dans la collection « L’Imaginaire » (Gallimard) – Lettres d’une vie. Ce choix de lettres (500 pages) condense les presque 3 000 pages de l’extraordinaire Correspondance de Segalen parue en deux élégants volumes, eux aussi sous coffret, chez Fayard en 2004. Cette nouvelle édition de Segalen ne remplace pas celle de la collection « Bouquins » chez Robert Laffont (deux forts volumes dirigés par Henry Bouillier). Elle la complète, en prend acte et y renvoie au besoin, tout en jetant une autre lumière sur Segalen et son écriture. Les textes les plus connus figurent bien entendu au sommaire de cette édition. On retrouve donc les ouvrages publiés du vivant de Segalen, à savoir, les deux romans : Les Immémoriaux (1907), René Leys (posthume, 1922), les poèmes de Stèles (1912) ainsi que les Odes (posthume, 1926). [lire l’article entier sur Sitaudis]

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Mascarons de Macron (Jean-Luc Nancy)

Amazon.fr - Mascarons de Macron - Nancy, Jean-Luc - Livres

Le Président Emmanuel Macron, lors de l’annonce du premier confinement, au soir du 16 mars 2020, encourageait le peuple de France à la pratique de ce vice encore impuni qu’est la lecture. On se souvient de ses mots : « Lisez, retrouvez aussi ce sens de l’essentiel… » Nous sommes un certain nombre à n’avoir pas attendu ce précieux conseil prodigué sur un ton douceâtre et paternel, mais qu’importe ? L’habile communicant d’embrayer aussi sec, après un vague propos consacré à la culture, sur un surprenant « nous sommes en guerre », incantation fermement répétée, un peu décrochée il est vrai du discours présidentiel. On ne sait toujours pas bien, au reste, où est-ce que cette anaphore guerrière lancée dans l’azur covidéen est retombée. [lire l’article sur Diacritik]

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La Colline éternelle

En bas du village, un grand panneau indique au visiteur qu’il est plus que souhaitable d’accéder à Vézelay à pied, non en auto. De fait, fort étroites, les rues du bourg, à partir de Pâques, sont traditionnellement prises d’assaut par des touristes venus de partout, pèlerins passablement mystiques massivement déversés là par des bus, sur la Place du Champ de Foire. Or, en période covidiée — c’est notre bonheur autant que notre malheur — Vézelay est désert. On peut donc prendre le parti de monter en voiture, de se garer même, à deux pas de la fameuse Basilique.

Vézelay au mois de mars 2021 est une petite commune au calme presque inquiétant. On dit bonjour aux rares passants que l’on croise, en descendant la rue Saint-Etienne, pour y faire quelques courses à l’épicerie. Le Vézelien, le café du village, en face de la maison de Georges Bataille, n’ouvre que le matin, proposant des consommations à emporter. Contraints au succédané de vie sociale garanti par notre époque, les habitants du bourg sont ainsi en mesure de maintenir, comme on dit, un peu de lien. « On vit ici dans une sorte de solitude repliée qu’il était difficile d’imaginer autrefois. Je crois que les circonstances sont telles que la plupart des liens se détachent ou plutôt se cassent sourdement. Il n’y a que ceux qui avaient un sens qui résistent ou plutôt ils comptent seuls et ne composent plus avec rien. » (Bataille à Michel Leiris, en 1940 (il n’est pas encore à Vézelay)). On se prend à rêver de ce que peut être cette terrasse triangulaire, en temps normaux, sous le bleu du ciel.

Naguère, le café était drolatiquement surnommé le café des Six Fesses, en cela qu’il était tenu par trois dames. C’est ici-même que se pensait la revue Critique à ses débuts. Innombrables coups de fil à Paris depuis le café. On donnerait cher pour prendre un demi là, avec dans le dos, plus haut, Sainte-Marie-Madeleine. Le regard pourrait filer en aval, le long des modestes façades de la rue Saint-Etienne — rêverie à perte de vue en songeant, par exemple, à Bernard de Clairvaux venu prêcher sur la Colline, ou encore à ce ménate ayant appartenu à un Franciscain, lequel oiseau échappé du presbytère chantait en latin par les venelles abruptes de Vézelay. Rien de tel. Nous vivons sous le coup de la restriction des libertés, des cafés fermés, du couvre-feu.

Le Coupable, ce livre parmi les plus forts de Bataille, a été écrit principalement à Vézelay. De même que le saisissant catéchisme érotique de L’Alleluiah. Les années de Bataille dans ce petit village font penser à la retraite de Pierre Reverdy à l’ombre de l’Abbaye de Solesmes. Oblations parallèles et singulières. Solitudes peuplées par le métier d’écrire. Peut-être a-t-on surestimé la solitude de Bataille à Vézelay ; ses écrits la soulignent, l’exacerbent. Bataille à Vézelay est, après tout, en compagnie de Denise Rollin et de son fils Jean. Et puis, un peu plus tard, Diane — un coup de la chance — s’installera non loin de la Basilique. Il y aura aussi quelques visiteurs.

On ne sait guère ce qui a poussé Bataille à Vézelay. Une sorte de pôle magnétique attire les écrivains et les artistes dans ce village sis au sommet d’une colline. Tout ce qui monte converge, dit-on. C’est peut-être Eluard, ou alors Lacan, qui a indiqué à Bataille ce lieu de villégiature, de repli de soi sur soi, dans cette maison plantée à mi-pente, au cœur du village.

Quelque chose d’âpre et de peu commun s’empare du visiteur dans ce village somme toute étrange. On se heurte à Vézelay. On s’y casse les dents. On pense à la misère de Bataille qui y vécut des années difficiles, pendant la guerre et l’immédiat après-guerre, entre finances au plus bas et santé vacillante.

Des images préexistent, bien entendu. Celles notamment du film d’André S. Labarthe (Bataille à perte de vue, 1997). Nous marchons dans les pas de Labarthe, voyageur essentiel qui en avril 1996 débarqua à Vézelay chercher un peu de ce que nous y trouverons.

Le banc est obsédant, que l’on voit dans le film de Labarthe, où Bataille est assis en compagnie de Madeleine Chapsal, à l’occasion d’un entretien pour L’Express en 1961, peu avant sa mort.

Ici, à Vézelay, des bancs jalonnent le parcours du pèlerin, toujours les mêmes, massifs et peu confortables. Le banc dans le film de Labarthe se trouvait (il a sans doute été remplacé par un banc massif, peu confortable) dans la cour de la Bibliothèque d’Orléans, sous des saules qui tendent leurs moignons vers le ciel.

Ce banc figure sur une des plus belles photographies de Bataille, avec celle où il contemple la grotte de Lascaux. Il est malade, ses yeux sont caves, mais il porte beau. Sur cette photo, l’homme est très digne dans son complet. Nous sommes en février 1961. Le temps est clément, l’écrivain semble détendu, presque affable.

Georges Bataille et Madeleine Chapsal, février 1961. (Photo Philippe Charpentier.)

On dit qu’une gendarmette revêche rôde à Vézelay ; elle fait en sorte que l’on ne s’attroupe pas à la terrasse du café, elle veille à ce que le couvre-feu soit respecté. Autres images préexistantes : des scènes célèbres, de couvre-feu justement, ont été tournées ici à Vézelay, pour La Grande Vadrouille, où Bourvil et de Funès grimpent et descendent à vélo les pentes du village.

La gendarmette ne nous fait pas peur. Nous nous promenons sur le parvis de la Basilique, errons par les jardins où les saules griffent le ciel. L’ennui à Vézelay en mars 21 est incontestable. Mais il y a les étoiles dans le ciel pur de Bourgogne.

Une journée entière à Vézelay est sans doute de trop déjà. On peut vivre ici la négativité sans emploi. La ressentir aisément. C’est effrayant et beau. Nous avons de la chance : il suffit de toquer à la vitre du couvent pour qu’une nonne daigne nous fournir un blanc pas mauvais. Cuvée de la Convertie, cela ne s’invente pas.

Lors de notre première visite à la Basilique, nous n’avons pas trouvé Madame Edwarda. Décidément, Vézelay résiste.

« Madame Edwarda, nue, tirait la langue. »

On retournera demain chercher Madame Edwarda, comme des cons, en haut des piliers de la Basilique. Bataille, dit-on, disposait des clefs de la Basilique. S’y rendait-il, la nuit, y perpétrer des messes noires façon Là-bas ? Les bois alentours étaient-ils propices à un moment acéphale ? En tout cas, au cimetière où il repose désormais, ont lieu des cultes singuliers à même sa tombe — un bloc gris recouvert de mousse, dont on ne déchiffre plus guère les inscriptions.  

Depuis les hauteurs, nous observons la nuit, le silence incroyable. La plaine en contrebas est tout à coup profonde, d’un noir abyssal. Cela nous fait rire, tout comme l’ennui et les étoiles.

Demain, nous voyons Édith. Édith rencontrée tout d’abord à travers sa biographie de Joë Bousquet (Une vie à corps perdu, 2006), puis au Marché de la Poésie, où elle signait son beau Trinacria (Phare du Cousseix, 2018).

C’est en lisant La Sagesse vient de l’ombre, son livre consacré aux jardins siciliens, que m’est venue l’idée de descendre rendre visite à Édith, et par la même occasion, de m’imprégner de Vézelay. Bousquet, la Sicile, un faisceau de signes m’amène donc dans ce bled de Bourgogne, accompagné d’un ami assidu de Bataille, aussi désœuvré que moi à Strasbourg, ville où il arrive que l’on se cogne un peu aux angles. Allons donc à Vézelay. Ça ne peut pas être pire qu’ici.

Pire, ç’aurait pu l’être, à coup sûr et bien largement. Mais Édith nous a ouvert certaines portes.

Vézelay est une sorte de Mont Analogue. Pour accéder à ses secrets, il faut admettre que la porte de l’invisible est toujours visible — comme chez Daumal — et, surtout, ne pas se lasser de regarder. C’est comme cela que nous avons fini par trouver Madame Edwarda dans la Basilique. Pour nous apercevoir que cette figure médiévale apparaît partout dans Vézelay, en première page des feuilles locales, mais aussi dans la boutique tenue par les sœurs, non loin de la Basilique.

Mais on a besoin, aussi, alors que tout est fermé, de quelqu’un comme Édith pour qu’on nous ouvre la porte de l’Atelier de la Goulotte — du nom d’un petit hameau non loin de Vézelay — où Claude Stassart-Springer et Jean-Marie Queneau ont installé leur presse à lino. Grâce à Édith également, ce contact avec Christian Limousin, spécialiste de Bataille, dont la conversation fut pour le moins riche et stimulante. (Voir l’entretien entre Édith et Limousin dans la Revue des deux mondes (mai 2012), autour de Bataille et cette « colline athéologique » que fut Vézelay.)

C’est, en définitive, le hasard objectif (la chance, dirait Bataille) qui a fait que nous avons pu prendre un café dans la cuisine de la maison de Bataille, non sans avoir apprécié la vue depuis la terrasse de cette demeure, qui n’a guère changé depuis l’époque où l’écrivain y vécut, y composant ses pages les plus brûlantes peut-être.

Le village prend soudain forme et consistance. L’ennui austère qu’il peut susciter — un désespoir facile — se change en mystère authentique ; de la présence y est palpable, partout ; l’invisible y est obsédant. L’aimable conversation d’Édith n’y est pas pour rien : elle offre un rameau de significations qui embrase les visions d’outre-ciel et taille le réel de manière surprenante. On savait déjà ce pouvoir d’évocation en lisant son journal sicilien réédité aux éditions Nous (Du Volcan au Chaos, 2002), mais c’est aussi qu’Édith parvient à animer les arcanes de Vézelay mieux que quiconque. « Ici, écrit-elle dans le petit livre qu’elle consacre à Vézelay, je suis dans une toile de Nicolas de Staël. D’immenses lignes de fuite convergent vers le fond, et le cœur, du tableau. Au-delà, le ciel tourmenté poursuit la course des terres. Il n’y a pas de limite, mais des courbes résolues à n’en plus finir, comme si elles étaient animées d’un mouvement intérieur légèrement ascendant. » C’est ce voyage qu’il faut faire à Vézelay, suivant la rêverie lumineuse d’Édith, quand les signes débordent et qu’il fait résolument gris partout ailleurs.

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Cassure & flux

J.-P.K. en décembre 2017, photo C. Chevillot

La question du vers est toujours vivante. Sans doute qu’elle est éternelle, mais quid de la prose poétique, du poème en prose, du vers libre ainsi que de, surtout, leurs rapports ? N’y aurait-t-il pas, en somme (la réponse est et n’est pas inscrite dans la question), un vaillant pont aux ânes allant de prose en poésie ? une passerelle de singe jetée en retour entre poésie et prose ? Ou, au contraire, discontinuité ? Rupture vraiment ? Ou alors, continuum continument ? En est-on bien sûr ? C’est peut-être un faux débat, mais il est passionnant. À la demande de Jean-Pascal Dubost, je vais m’y engager pour ce qui est du poème de Jean-Paul Klée.  [lire l’article entier sur poezibao]

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Le Colosse Miller et le miracle grec

pour Xavier

Revue po&sie n.174 ; traduire / celan (edition 2020) - Revue Po&Sie - Belin  - Revue - ALIP

Dans un article récent donné à la revue Po&sie (« Traductions du ‘‘grec’’ », 2020/4, n° 174, pp. 55-61), Jean-Luc Nancy propose de trianguler entre Ernest Renan, Henry Miller et Martin Heidegger. La traduction envisagée en tant que translation, en cela qu’elle déplace pour les mieux éclairer sens et philosophèmes (questionnant ce faisant quelques taches aveugles), mais aussi bien translation comme acheminement vers l’origine (« Une provenance est une translation, une transmission par laquelle un devenir transforme, déploie ou fait prospérer une origine. »), est au cœur de cet article qui vient s’insérer dans ce dossier de Po&sie consacré, précisément, à la traduction.

Il y a, comme souvent avec Nancy, du vertige dans ce bref essai. Celui-ci s’articule sur une remarque fameuse extraite des Souvenirs d’enfance et de jeunesse de Renan : « voici qu’à côté du miracle juif venait se placer pour moi le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale. » Jean-Pierre Vernant ou encore Jacqueline de Romilly sauront faire vibrer le syntagme du miracle grec. Ils ne sont pas les seuls, bien entendu. Pour sa part, et sans crainte du paradoxe, Nancy convoque côte à côte dans son article Martin Heidegger et Henry Miller, que tout oppose. « Leur hétérogénéité et leur incommensurabilité ne font aucun doute. » Or, entre MH et HM opère la figure du chiasme, à quoi s’ajoutent les miracles juif et grec, et c’est une sorte de lemniscate qu’élabore Nancy autour de ce qu’il nomme le « point du miracle ». Au reste, comment ne pas penser au « Jewgreek is Greekjew » chez Joyce, qui parvient à torsader les mondes grec et juif, transposant le double miracle « sub specie temporis nostri »?

Miller passe neuf mois en Grèce en compagnie de Lawrence Durrell en 1938. Il quitte ce pays à contre-cœur, d’où il a rapporté ce qu’on a tendance à voir comme son meilleur livre — un peu à part dans son canon — The Colossus of Maroussi (1941). Heidegger finit quant à lui par faire cette croisière que lui avait offerte son épouse au début des années 50, une dizaine d’années plus tard, en 1962. Il en sort Séjours (Aufenthalten), où le regard du philosophe visitant les îles grecques est aussi, qu’on le veuille ou non, celui du touriste. MH, HM — ce ne sont, bien sûr, pas les mêmes voyages, encore moins les mêmes voyageurs. Entre : la Shoah.

Nancy remarque que Miller et Heidegger occultent alors, tous deux, le miracle juif, et il constate, au sujet de ce miracle égaré au profit du seul miracle grec : « Du fond insondable de la perte provient quelque chose ou la chose même du perdu. Ce retour dans le retrait, cette venue du retrait lui-même opère sans doute dans toute tradition, transmission et traduction. » Il ne s’agit pas de redire maladroitement ici ce que Nancy dit fort bien là-bas. La note que voici a simplement pour objectif de prolonger quelque peu, non pas tant le miracle grec que celui du Colosse de Maroussi, que Jean-Luc Nancy est parvenu à désigner admirablement.

Si, lisant le Colosse, il n’est pas interdit de rêver à un crochet par la Céphalonie de Solal et de Saltiel, l’absence du miracle juif dans cet ouvrage peut s’expliquer, tout simplement, par le fait que le regard de Miller est tout entier tourné vers la Grèce. Or, un passage du début du Colosse (ouvrage écrit à New York, quelque temps plus tard), nous ramène au cauchemar de l’Histoire, oblitérant brutalement le miracle juif autant que le miracle grec.

Miller arrive à Corfou, où l’attendent Lawrence et Nancy Durrell. Miller et le couple Durrell ne sont pas longs à se dénuder et à plonger dans l’eau, célébrant une sorte de sacrement. C’est une vie nouvelle, une mise à nu sacrale et lustrale en Grèce : « Here we baptised ourselves anew in the raw ». Nicola l’instituteur, aussi bien que Kyrios Karamenaios, le gendarme local, sont présentés à Miller par Durrell. « We immediately became firm friends, » écrit Miller. Et l’amitié se joue dans les mots, par la parole de chacun : « With Nicola I spoke a broken-down French; with Karamenaios a sort of cluck-cluck language made up largely of good will and a desire to understand each other. » L’amitié à même la parole, au carrefour des langues, joue un rôle central dans le Colosse.

Pour l’heure, Miller est à Corfou, qu’il n’apprécie finalement guère. C’est que l’abomination vient poindre de sous le miracle grec. Miller voit les traces du Kaiser, visite son palais qu’il perçoit, non sans ironie, comme une sorte de maison de fous, un sommet de l’art surréaliste. Rapidement, Miller arrive à Kanoni, d’où l’on peut contempler l’Île des Morts, qui aurait inspiré le peintre suisse Arnold Böklin, cette Toten Insel curieusement envisagée comme un lieu d’enchantement propice au rêve.

L’Île des morts, Arnold Böklin.

Aussi enchanteresse que soit la Toten Insel, la dysphorie se met rapidement en place, la vision se charge subrepticement de mort tandis que flotte la rêverie : de la contrebande d’alcool au peintre allemand Hans Reichel (que Miller et Durrell rencontrèrent en Espagne en 1935), voici que la divagation passe du miracle grec à l’Allemagne contemporaine, et Miller s’en excuse : « The associations are Homeric, I know, but for me it partakes more of Stuttgart than of ancient Greece. » Quelque différend ternit l’amitié de Miller et de Reichel (« the enemy he imagined me to be »), et Miller de dégonfler alors le miracle grec (miracle ou mirage, c’est au fond la même étymologie), en évoquant de manière dramatique — à la fin de la première section du récit — l’internement du peintre dans un camp de concentration (« … Reichel […] was dragged from his lair in the Impasse Rouet and placed in a sordid concentration camp. »). Cela eut lieu, estime Miller, au moment où il contemplait l’Île des Morts, en songeant à son ami peintre. Le texte du Colosse devient alors une sorte de demande de réconciliation : « If [Reichel] should ever read these lines and know that I thought of him while looking at the Toten Insel, know that I was never the enemy he imagined me to be, it would make me very happy ». Ce retour sur l’expérience grecque, sa mise en récit quelque temps plus tard, à l’époque du Cauchemar climatisé, est aussi une remise en perspective des faits (là où les Séjours du philosophe obéissent au genre du carnet de voyage tenu au jour le jour). La construction du Colosse s’inscrit dans le cadre de ce que l’on pourrait nommer — de manière un peu vague — une poétique de l’amitié et du bonheur. En cela que l’écriture a pour but une réconciliation qui me rendrait vivement heureux : « that would make me very happy ». L’amitié est le principe premier de ce grand livre dont l’objet n’est peut-être que le bonheur. [De manière symptomatique, l’édition française du Colosse est épuisée au moment où j’écris (février 21).]

Le voyage en Grèce se fait sous l’impulsion d’amis. Bett Ryan, tout d’abord, avec qui Miller savoure du vin, l’encourage à partir en Grèce avec ses puissantes évocations. Puis Lawrence Durrell, qui s’est établi à Corfou. Durrell, dans ses lettres à Miller, propose une sorte de vision poétique de la Grèce, où le rêve se mêle à la réalité, l’Histoire au mythe pur et simple. Et cela n’est pas sans encourager Miller à entreprendre le voyage, et il ne sera pas long à découvrir que « cette confusion est réelle ». Miller à son tour fabriquera une sorte de mythe autour de la Grèce.

L’amitié toujours, autour du peintre Malliarkis (Mayo), dont le souvenir assaille Miller avec violence (« I got to thinking about him violently »). Mayo avait, lui aussi, vivement encouragé Miller à visiter la Grèce. S’ensuit une évocation de la joie et de la félicité (« happiness », « bliss ») amorcée par un « Christ, I was happy. » Cette interjection — « Christ » — ne peut-elle pas être lue comme une trace du miracle juif ?  

L’amitié est aussi l’occasion d’un très beau portrait de Georges Séféris, autre grand colosse qui traverse le récit. C’est bien à Maroussi que Miller s’entretient avec Séféris, qui offre tout son être et, ouvrant les portes et les fenêtres de son cœur incarne l’Ouvert que Miller associe plus tard au caractère grec. « Every time I met him he came to me with his whole being. […] He would open all the doors and windows leading to his heart. »

Séféris rend la pareille à Miller dans « Les Anges sont blancs », un beau poème qu’il lui dédie, placé sous le signe du miracle.

Comme un marin dans les haubans, il glissa le long du Tropique du Cancer et du Tropique du Capricorne,

[…]

Et tu fixais à nouveau ton regard, et cet homme à la peau mordue par les Tropiques,

En mettant ses lunettes noires comme s’il devait s’appliquer à quelque soudure autogène,

Disait très simplement, appuyant sur chaque mot :

« Les anges sont blancs, chauffés à blanc et l’œil se fane qui les regarde en face.

Il n’est pas d’autre voie, il faut devenir comme la pierre quand on cherche leur compagnie,

Et quand on cherche le miracle il faut semer son sang aux quatre coins du vent,

Car le miracle n’est pas ailleurs, mais circule dans les veines de l’homme. »

                                                                                                       (J. Lacarrière et E. Mavraki trad.)

Il y a, dans le Colosse, livre parcouru d’un bon nombre de langues, un terme jugé intraduisible. Sans doute l’est-il. Cela résiste et insiste au fond du texte de Miller : un début de politique s’obstine dans l’intraduisible de l’amitié. « The very word ami contains almost nothing of the flavor of friend, as we feel it in English. C’est mon ami cannot be translated by ‘‘this is my friend’’. There is no counterpart to this English phrase in the French language. It is a gap that can never be filled, like the word ‘‘home’’. » Home est intraduisible en français selon Miller. L’« habitat » ou l’« habitus », justement, est important dans l’Ethique à Nicomaque, de même que l’amitié. Quelque chose se joue dans le Colosse, autour de cette intraduisible et miraculeuse « friendship », cette φιλία expérimentée en Grèce, alors que le monde, justement, bascule et qu’une béance vient remplacer le miracle juif.

De fait, on n’a jamais été aussi bas, constate Miller. « This is one of the lowest moments of the human race. » Beaucoup de langues, beaucoup de voix traversent le Colosse. On assiste, souvent, à une sorte de brouhaha, où l’on ne comprend pas vraiment ce qui se dit, comme lorsque l’on entend une radio brailler un programme allemand dans la troisième partie du récit : « rapports mensongers de victoires allemandes, valses viennoises dévorées par les mites, airs de Wagner déglingués, lambeaux de yodel dément, bénédictions en faveur de Herr Hitler et de sa foutue bande d’assassins, etc. » (je traduis). Mais ce qui fascine et ce qui fait la force incontestable du Colosse, est la déclaration entêtée qu’on y trouve, celle d’un bonheur entier et parfait, alors même que, doublée de l’absence d’espoir, l’horreur est bel et bien en place. « This is one of the lowest moments in the history of the human race. There is no sign of hope on the horizon. The whole world is involved in slaughter and bloodshed. I repeat — I am not sad. »

Durrell, Reichel, Séféris ou encore Cendrars sont au nombre de la grande confrérie de Miller, et le Colosse n’est autre que le poète Katsimbalis, comme il nous est expliqué à la fin de ce grand livre des amitiés et du bonheur. Une camaraderie virile soutient le Colosse, mais la « friendship » ou, mieux, la « friendliness » touche également le sexe opposé, encore que ce soit d’une autre manière. Miller parle alors d’une « queenliness », sorte de royauté affective dont il explique la nature : « Tout comme la chaude amitié [« warm friendliness »] que l’on trouve chez les hommes et que partagent toutes les femmes grecques à des degrés divers, cette vertu trouve son équivalent, ou, dirai-je, la qualité humaine qui lui correspond, dans la lumière céleste. » (je traduis). Les termes de « friendship » et de « friendliness » se complètent d’un geste qui vient témoigner d’une affection fidèle (« enduring love ») : « Usually he [Séféris] would put on his hat and accompany me to my hotel ; it was not just a polite gesture, it was an act of friendship, a demonstration of an enduring love. » Mais ce qui se joue aussi bien, c’est une quête-destruction du moi à l’occasion d’un parcours initiatique qui consiste non seulement à développer un sens de la φιλία, mais aussi à vaincre des ennemis. « En route I had vanquished all my enemies one by one, but the greatest enemy of all I had not even recognized — myself. » Il convient de se détacher, de se séparer du moi. Le Colossus, ce grand traité du bonheur et de l’amitié, fait aussi bien signe au miracle de l’Orient.

La perte du moi, mais aussi la renaissance de Miller dans le tombeau d’Agamemnon, participe d’une logique qui fait la part belle à l’Autre. Au fond, qui est le Colosse ? Est-ce donc le conteur infatigable Katsimbalis, dont les histoires sont capables de « galvaniser les morts » ? Ou alors, ce conteur, n’est-il pas, plutôt, Miller en personne ?

Il est fini le temps où l’on censurait les Tropiques et la Crucifixion en rose. Dans quelle mesure lit-on encore ce grandiose érotomane, écrivain phallocrate et mort ? On n’est à vrai dire plus heurté par Miller. Quelque chose bute néanmoins dans cette prose. Rebute peut-être. Une pulsion de mort électrise l’œuvre. Tout pourrait se figer sur les mots que l’on trouve au début du Cancer : « We are all alone here and we are dead. » L’écriture de Miller est incontestablement une écriture de tueur, qui se nourrit notamment aux bonnes pages du Voyage de Céline. Une noirceur sans appel. Or, Georges Orwell notait, bien à raison : « Voyage au bout de la nuit est un livre obéissant à un dessein, qui est de protester contre l’horreur, l’absurdité et le caractère insensé de la vie moderne — en fait de la vie tout court. C’est un cri de dégoût insupportable, une voix issue du cloaque. Tropique du Cancer en est l’exact contraire. C’est devenu tellement inhabituel que cela semble anormal, mais il s’agit du livre d’un homme heureux. » (« Inside the Whale », 1940, je traduis). Il convient de relire tout Miller selon cette perspective du bonheur. Le Colosse ou encore telles belles pages du « Trolley ovarien » (première section de Tropique du Capricorne), ont une portée cosmique et touchent à l’Illumination. Pareilles épiphanies sont nombreuses chez Miller et sont les moments d’une éthique qui vise résolument à ouvrir le monde. Miller l’a dit et répété. Il suffit de se souvenir de l’ouvre-boîte universel dont il est question dans Printemps noir : « Le soir venu, lorsque la mort fait frémir les vertèbres, la foule devient plus dense, au coude à coude, chaque mouton du grand troupeau poussé par la solitude ; poitrine contre poitrine, acculé au mur du moi, frustré, isolé, sardine contre sardine, tout le monde est à la recherche de l’ouvre-boîte universel. »

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Les vies de Jim Morrison

This is the strangest life I’ve ever known

(« Waiting for the sun », album Morrison Hotel (1970))

 

Les chats, c’est bien connu, disposent de neuf vies. Et les lézards alors ? Autoproclamé Roi Lézard, James Douglas Morrison (1943-1971) aura connu de nombreuses vies. Construction consciente d’une mythologie dionysiaque, déchirantes bacchanales sur Sunset Strip, apparitions scéniques pour le moins stoned immaculate, grande mue rimbaldienne du psychédélisme au blues effectuée en quelques années à peine, moyennant pertes et fracas : voici Jim Morrison.

Tombe de Jim Morrison. Père-Lachaise, 1987. (Photo : Danielle Constantin)

L’homme voulait être poète. Le dérèglement des sens, les visions à la Blake, ce genre de choses. En dépit de deux plaquettes de poèmes, Jim Morrison ne devint que rock star, et ce fut sans remède. Il n’empêche. Les Doors firent de la « pop joycienne », pour reprendre les termes d’un journaliste musical. On voudrait voir en Morrison un peu plus qu’une rock star. On a souligné ses prouesses intellectuelles, faisant presque de lui un érudit.

Le When You’re Strange (2010) de Tom DiCillo est un documentaire très honnête, qui complète ou prolonge la série de vidéos et d’enregistrements live que l’on connaît des Doors, les images les plus saisissantes étant peut-être réunies dans The Doors are Open (1968) ou encore, pour la période plus tardive, celles qui immortalisent le concert de l’île de Wight — le degré de défonce de Morrison y reste sensiblement le même, que l’on se rassure. Et puis il y a, bien sûr, le biopic glamourisé d’Oliver Stone, superbement recyclé dans le deuxième volet de Wayne’s World (1993), lequel film garantit un moment de cinéma autrement plus réjouissant que Stone, qui pourtant avait un patronyme à l’idoine consonance pour réaliser un excellent film sur les Doors.

Wayne (Mike Myers), en compagnie de l’Indien zarbi à moitié à poil (Weird Naked Indian) et de Jim Morrison dans le désert.

Il existe une foultitude de témoignages, de biographies plus ou moins officielles, autorisées ou non, de Jim Morrison. À quoi s’ajoutent des ouvrages nantis de jolies photos il est vrai, mais dont le propos hyperbolique participe d’un éloge le plus monotone et masturbant qui soit. Génie de Jimorrison. Jimorrison-le-poète. Jimorrison-le-Shaman. Etc. ad. lib. ad nauseam. Poussant le fanatisme jusqu’au bout, on peut aussi se délecter ― de quoi se mieux finir per manus ― des révélations de Patricia Kennealy, la journaliste férue de sorcellerie avec qui Morrison aurait scellé une union mystique.

De toutes les vies de Jim Morrison, celle que donnent à lire Jerry Hopkins et Danny Sugerman, No One Here Gets Out Alive (1980), reste la plus intéressante. Les travaux d’Hervé Muller, qui a connu Morrison lors de ses derniers jours à Paris, gardent une certaine vivacité. Jean-Yves Reuzeau, qui a quant à lui travaillé pour le label Elektra, signe une belle biographie également, très courte, en 2001 (coll. Librio), puis une autre (Gallimard, 2012). Stephen Davis livre un Jim Morrison. Life, Death, Legend en 2004, qui comprend quelques interprétations que l’on jugera tantôt stimulantes, ou alors un brin farfelues : remuant les braises un peu faciles du mythe, l’auteur n’allume rien d’authentiquement neuf. Quelque chose comme la biographie définitive de Morrison pourrait être Break on Through. The Life and Death of Jim Morrison (1991) de James Riordan et Jerry Prochnicky. Or, une fois encore, cet ouvrage, bien qu’éclairant sur quelques points de détail, n’est qu’un travail de décalque à partir du No One Here Gets Out Alive de Sugerman et Hopkins. Riordan et Prochnicky sont un peu repassés sur les traits, voilà tout.

On doit deux remarquables biographies à John Densmore et à Ray Manzarek, respectivement batteur et claviériste des Doors. Robbie Krieger, le guitariste, ne s’est quant à lui pas risqué au périlleux exercice qui consiste à relater « ma vie avec Jim ». Densmore et Manzarek parviennent à exposer des événements qui n’apparaissaient pas chez Hopkins et Sugerman. À des degrés différents, ils placent sous un nouvel éclairage le récit de cette grande aventure.

Densmore est resté un petit gars honnête et droit qui nous raconte comment ce fut de vivre dans le sillage de Morrison, à l’ombre du charismatique Lizard King, exaspéré qu’il était par Jimbo qui se travaillait inéluctablement au bourbon. Mais il y a du ressentiment, beaucoup, dans ce My Life with Jim Morrison and the Doors (1990), et Densmore s’empêtre quelque peu dans son histoire. La plaie est loin d’être refermée : le batteur récidive, un peu plus tard, en commettant un curieux ouvrage sur les pérégrinations juridiques du groupe sans Morrison, jusqu’à nos jours. Le récit de Densmore alterne avec une lettre qu’il adresse à Morrison. Malgré ces moments d’introspection un peu bébête, le livre fourmille de nombreuses anecdotes.

D’un plus grand intérêt, Light my Fire. My Life with the Doors (1998), le livre de Manzarek, est non seulement un témoignage sur ce que furent les Doors, mais il présente également la trajectoire d’un jeune homme natif du sud de Chicago, qui, oscillant entre le baseball, Bach et le blues, se retrouve en Californie à faire de la musique et du cinéma, pour rencontrer Jim Morrison et fonder avec lui le groupe que l’on sait.

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Manzarek retrace les années passées en compagnie de Morrison sans complaisance, tout en proposant un regard juste et mesuré sur les Doors. Light my Fire n’est pas non plus dénué de qualités littéraires, qui sont mises au service de la pensée et de la sensibilité de Manzarek. Ce dernier ne manque pas de remettre en perspective l’approche cinématographique combien biaisée d’Oliver Stone (« perhaps someone ought to look into Mr. Stone’s right-wing psyche »), mais la voix de Manzarek dans ce Light my Fire est incontestablement celle que l’on peut entendre lorsqu’il revient sur, par exemple, la composition et le sens de « Riders on the Storm », point culminant du dernier opus des Doors.  

Novalis écrit quelque part que la mort érige l’homme au rang de mystère. Ainsi, il arrive que le biographe se laisse prendre au jeu du mythe. Jerry Hopkins nous explique, au sujet de No One Here Gets Out Alive : « Quand j’écrivis le livre, je rédigeai deux fins possibles. Dans la première, Jim mourait d’une overdose d’héroïne et de l’excès d’alcool. Dans la seconde, il truquait son destin et disparaissait à jamais. Je voulais que pour 10 000 exemplaires du livre imprimés par l’éditeur, la moitié ait pour fin l’overdose, l’autre la disparition, et que le livre soit distribué au hasard, sans qu’on dise quoi que ce soit. Je pensais que c’était un concept intéressant — je le pense toujours — et j’étais convaincu qu’il révélait quelque chose de la psychologie de Jim. » (Jim Morrison, le roi lézard (10/18, 1994). Cette initiative fut refusée par l’éditeur.

Un projet peut-être plus ambitieux encore que celui qui consiste à établir la vérité au sujet de Jim Morrison, de sa mort — la vérité, c’est qu’on ne sait rien — serait de tâcher de désencombrer les Doors de leur aura, de les libérer du mythe, pour mieux les restituer à la musique.

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Le cercueil de Sciascia

Leonardo Sciascia
Leonardo Sciascia (source)

Dans une librairie ancienne à Catane, je rencontrai un vieil homme. Son fils tenait la boutique. Le vieux était là, assis dans l’obscurité, les deux mains posées sur sa canne. Nous avons un peu conversé ensemble. Ou plutôt, il monologuait, parlait tour à tour de Verga, Zanzotto, Lucio Piccolo, Pound, d’Annunzio, Pirandello, Carducci. Ça n’avait, si je puis dire, ni rime ni raison. Une sorte de vertige démentiel. Le fils s’excusa presque auprès de moi. J’étais un peu pressé ce jour-là. Tout juste si j’avais eu le temps d’aviser les Poesie in inglese de Beckett, un tout petit volume de chez Einaudi. Le vieux m’attrapa par le bras et me dit de revenir le lendemain. Le fils soupira, bien sûr le signore francese va revenir demain, allez laisse-le.

J’étais à Catane pour quelques jours, c’était ma première exploration de la Sicile. J’avais derrière moi Palerme et Syracuse. Catane était terne en comparaison.

Il ne faut pas croire ce que dit Lawrence Durrell. On s’emmerde vite au soleil de Catane.

Alors, le lendemain, je retournai à la libreria, pour y prendre les poèmes de Beckett.

Le vieux était là. Il s’était habillé pour l’occasion : un élégant costume en toile sombre, qui flottait un peu sur ses épaules fatiguées. Le fils fut surpris de me revoir. Son père lui fit un de ces eh ! péremptoires qui veulent à peu près tout dire en Italie. Eh ! je t’avais bien dit qu’il reviendrait.

Le vieux repartit sur ses auteurs. Il était comme un gosse, me prit le volume de Beckett des mains, se mit à lire un passage de Whoroscope, qui le fit beaucoup rire. Puttanoroscopo — c’est bien sûr beaucoup plus drôle en italien, dans la bouche d’un vieux fripon endimanché.

Sei finalmente maturo,

esile pallido tordo mio dal doppio-petto ?

Nous bredouillions lui et moi dans un pidgin pas triste, anglais, italien, français, un sabir d’où jaillissait quelquefois un vers de Dante, un fragment de Leopardi ou encore, tout d’un bloc, la Charogne de Baudelaire, poème que le vieux récitait avec une superbe solennité. Eh ! conclut le fils, pas peu fier des amours décomposées de son aîné.

Là-dessus, le vieux sortit un vieil album, lequel contenait diverses coupures de presse, des photos, des images pieuses aussi. Il me montra des photos de lui, plus jeune, un bel homme. Il se tenait à côté d’Andrea Zanzotto, dont il me récita aussi sec quelques vers. C’était une photo amusante, où Zanzotto avait son air malicieux, un bonnet rouge à la con sur la tête. Comme le Dante, dis-je. Ce qui fit rire le vieux bien sûr.

Come il Dante !

Nous avions beaucoup divagué ensuite, mais il tenait impérativement à me montrer une série de photos qu’il avait prise à la volée, lors de funérailles. Il désigna un homme qui portait le cercueil, un de ses amis. Mais surtout, dans la boîte, il y avait un écrivain de très grande envergure que je connaissais un peu (c’était même, je peux le dire, à cause de lui que je me retrouvais en Sicile lors de cet été 2013 : son enquête sur les derniers jours de Roussel à Palerme m’avait littéralement mené au Grande Albergo et des Palmes) : le vieux avait assisté aux funérailles de Leonardo Sciascia, et il tenait à m’en montrer des photos. Les Siciliens, c’est bien connu, entretiennent un rapport singulier à la mort. Des clichés plutôt flous et assez mal cadrés. Le vieux avait pris des photos tristes et pathétiques. Des polaroids ratés, une lumière jaune pisse un jour de novembre à Racalmuto, avec au premier plan une petite fiat rouge et, derrière, le cercueil où était Sciascia, qu’un des amis du vieux aidait à porter.

Je veux croire qu’ils sont nombreux sur cette île, ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’enorgueillissent de connaître l’un ou l’autre des gus qui portaient le cercueil de Sciascia.

Sciascia, deux syllabes qui chuintent et qui traînent, un nom qui ne veut pas rien dire en Sicile.

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Nostalgie de Skira, Ponge Lituraterre

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La fabrique du pré a cinquante ans. L’ouvrage est réédité en collection blanche, et c’est un tout autre objet qui nous est proposé. [voir sur Sitaudis] Cette réédition sans les planches en couleurs, sans les tableaux, sans les photos, etc. fera que l’on se précipite sur l’édition de 1971, parue dans « Les sentiers de la création » (collection alors dirigée par Gaëtan Picon).

La fabrique du pré n’est pas un livre que l’on lit. Il s’agit d’un ouvrage que l’on admire. C’est beau comme du Jules Verne. Regarde de tous tes yeux, regarde.

La manière dont le texte de Ponge est maintenu en suspension, entre état préparatoire et préalable mise en scène fac-similaire du pré, nous rappelle à quel point le lisible et le visible l’un l’autre se prolongent, sans solution de continuité.

Dispositif lisuel.

Inéluctable modalité du lisible. Des thèses s’écrivent à ce sujet.

Le Pré vu du ciel, sa fabrique. Feuilleter le beau livre de Ponge tel qu’il a paru chez Skira. Le parcourir avec les yeux du rêve, survoler telle plaine en Lombardie.

Bien sûr que, du livre au vivre, la carte vaut pour le territoire. (Association d’idées : Jacques Aubert (1932-2020) qui savait fort bien son Lacan, parvint, à la note 2 de la page xxxiv du volume II de la pléiade Joyce, à glisser une remarque extraordinaire, parlant d’une oraculaire biture de l’Irlandais à Rome : « De l’ivre-mort au livre-vie… ». Fallait le faire.)

Le poème du pré est à l’échelle un.

Tout une herméneutique par le haut. Rêver le territoire, le cadastre. Lacan, suite à une expérience de lecture du territoire par le hublot d’un avion : « Il n’y a de droite que d’écriture, comme d’arpentage que venu du ciel. » (Lituraterre, texte daté de 1971 — année de la Fabrique chez Skira). Derrida, dans Ulysse gramophone, parle aussi d’avion, et du Japon, comme en écho à Lituraterre.

L’écriture vue du ciel, le poète du pré comme un grand arpenteur céleste. Lire la carte, y déchiffrer quelque chose d’étrange et de neuf, de manière paréidolique, tout comme l’impayable Jules Hermann, l’Oncle Jules qui voyait des formes dans la Montagne, ce Vieux Créole naufragé par le Grand Océan.

Littoral, langage naufrage, frai et varech sur la plage de Saint-Pierre de La Réunion ou alors à Sandymount, je ne sais plus. En tout cas, La Fabrique du pré, telle qu’éditée chez Skira, agit sur moi comme un Mantra en mouvement, un kaléidoscope lâché dans une sémiose illimitée.

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Notes sur Trieste. Umberto Saba, Ultime Cose

Trieste est la ville d’Italo Svevo, celle aussi où Joyce écrivit parmi ses pages les plus importantes. Paul Morand y est enterré. Valery Larbaud y effectue deux courts séjours en 1903 et en 1935. Trieste est également associée au nom de Scipio Slataper, qu’on ne lit pas en France. Pour un peu, on oublierait que ce fut à deux pas de Trieste que furent composées les Élégies de Duinoz. Trieste, haut-lieu, donc, du tourisme littéraire.

Sise au carrefour du monde, foyer de l’irrédentisme, cette ville portuaire est connue de nous sans que l’on sache vraiment qui elle est. Pour ce qui est de découvrir Trieste, Angelo Ara et Claudio Magris sont nos indispensables guides ; Trieste, une identité de frontière (Seuil, 1991) constitue sans doute l’introduction la plus complète et la plus stimulante à cette ville qui fut longtemps le grand port de l’Autriche-Hongrie, creuset des cultures slave, italienne et autrichienne.

Pour mieux s’imprégner de l’atmosphère triestine, on peut aussi lire Microcosmes (1997) de Magris, ou les souvenirs de Giani Stuparich (1948, traduits chez Christian Bourgois en 1999, désormais introuvables). Tous ces auteurs rapidement mentionnés feront peut-être l’objet de notes de lecture ici-même. Pour l’heure, je me contente de rêver à cette librairie du 30 de la via San Nicolò, ouverte par le poète Umberto Saba. Ce dernier nous en parle dans Storia di una libreria, petit texte qui date vraisemblablement de 1948, repris en français dans le court recueil de proses Comme un Vieillard qui rêve (Le Bruit du temps, 2019).

Storia di una libreria pourrait aussi bien être écrit par Antonio Tabucchi. De fait, la Libreria Antiquaria Umberto Saba fait un peu penser à ces anciennes librairies à Lisbonne, sur le Chiado par exemple.

(image extraite du documentaire de la RAI, « Umberto Saba, il figlio del vento« (2020))

J’imagine que Svevo a feuilleté certains ouvrages fort anciens qui se trouvent encore aujourd’hui sur les rayons de cette librairie fondée en 1919 par Saba.

On range Saba non loin de Giuseppe Ungaretti et de Eugenio Montale. Cela suffirait, bien largement, à considérer que Saba est un poète parmi les plus illustres. Mais, pour autant, Saba ne jouit pas du même succès que ces deux autres poètes. Sans doute que Saba est plus franc et plus direct que Montale ; plus intime, peut-être, qu’Ungaretti. Et par là même moins accessible. La poésie de Saba s’obstine et à mieux dire persévère dans le difficile refus de l’opacité.

Les éditions Ypsilon, qui avaient déjà publié une traduction de l’excellent Croix et délice de Sandro Penna (2018), font reparaître une traduction des Choses dernières (Cose Ultime) de Saba. Il s’agit de poèmes qui s’échelonnent de 1935 à 1943, dans une traduction de Bernard Simeone, initialement parus chez Orphée/La Différence en 1992.

On aimerait une reparution en français du Canzoniere de Saba (initialement chez L’Âge d’Homme (1988)). Si les poèmes courts rassemblés dans ces Choses dernières n’en sont finalement pas très représentatifs, ils témoignent de manière saisissante du travail poétique de Saba, d’évocations qui s’impriment durablement dans l’esprit.

FINESTRA

Il vuoto

del cielo sul color di purgatorio

delle tegole. Dietro, la materna

linea dei colli; in basso l’erta dove

dai cornicioni del teatro calano

i colombi; verdeggia

un albero che poca terra nutre;

statue portanti alati sulla lira;

fanciulli con estrose grida vagano

in corsa.

FENÊTRE

Le vide

du ciel sur la couleur de purgatoire

des tuiles. Derrière, la ligne

maternelle des collines ; en bas la pente où

des corniches du théâtre glissent

les ramiers ; un arbre

verdoie que peu de terre nourrit ;

des statues portent des oiseaux sur leur lyre ;

des enfants aux cris fantastiques courent

à l’aventure.

On peut voir dans ces enfants joueurs que le poète aperçoit quelque part sur l’horizon, une image de l’enfant ou du jeune homme, ce lui-même juvénile vers lequel Saba n’a de cesse de rêver, dont il fera le projet du dernier roman, Ernesto.

M’hai perdonata quelle che t’infersi

— Oh giovanezza! — amorosa ferita?

M’as-tu pardonné de t’avoir — ô jeunesse ! —

Infligé cette amoureuse blessure ?

Parce que la poésie de Saba, tout comme celle, mettons, de Gustave Roud, tourne autour d’un amour qui ne saurait trop dire son nom — pour cette raison, Saba ne cherche pas l’évasion dans le verbe par le verbe, lui préférant une manière de murmure intime, le bruissement de l’être plutôt qu’une clameur abrupte et assourdissante. Redisons-le : la difficulté d’être chez Saba s’articule sur le silence, sur le refus d’une parole vide et par trop virtuose. Au salubre profit de la lumière. Voici, donc, à travers l’image éculée de la feuille morte, l’évidence chez le grand poète de Trieste, lequel s’est engagé dans un dialogue où la voix de l’Autre assume la relève ou le maintien d’un corps sensible — la voix presque morte du poème — voué à une chute inexorable :

FOGLIA MORTA

La rossa foglia morta

Che il vento porta via,

Il vento e lo spazzino,

— sotto il fulgido cielo cadde, insanguina

con le altre la via ―

imiterei. Per nausea

delle parole vane,

dei volti senza luce.

Ma la tua voce, o gentile, mi parla;

fa che non cada ancora.

FEUILLE MORTE

La feuille morte rouge

que le vent porte au loin,

le vent et le balayeur,

— sous le ciel éclatant elle tomba, ensanglante

avec les autres la rue —

je l’imiterais bien. Par dégoût

des mots vains,

des visages sans lumière.

Mais ta voix, noble ami, me parle ;

fais que je ne tombe encore.

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A comme Babel. Traduction, poétique : rêver entre les langues

Voici un livre jouissif consacré à l’acte de traduire. Jouissif et joueur. Réjouissant même. Un livre fait d’écarts et de pensée. Un petit livre qui met agréablement le geste de traduire en lumière, en cela que la traduction n’est pas seulement une part d’ombre inhérente à l’écriture, quelque chose d’ancillaire à la littérature ou au poème. Elle en fait partie, de manière plus centrale, et elle rayonne, avec davantage de persistance qu’on pourrait le croire. Il suffit de penser à Paul Celan, à Beckett se traduisant lui-même. À tant d’autres.

A comme Babel. Traduction, poétique (La Rumeur libre, 2020) est surtout le fruit d’une pratique, qui a mené Guillaume Métayer par différents territoires poétiques. En effet, Métayer a traduit Le Verdict de Kafka (Sillages, 2011), traduit et édité les poèmes de Nietzsche (un fort volume paru aux Belles Lettres en 2019, où l’on découvre incontestablement une poétique du traduire à l’œuvre), mais on lui doit aussi des traductions depuis le slovène et le hongrois. Métayer est également poète, et c’est précisément ce qui lui permet d’effectuer avec tant de bonheur le grand rêve entre les langues qu’il nous donne à lire avec A comme Babel.

Un poème du symboliste hongrois Endre Ady (1877-1919) sert de point de départ à ce feuilleton en douze épisodes (initialement parus dans la revue Catastrophes). Métayer compare les différentes traductions d’un des plus fameux poèmes hongrois, « Párizsban járt az ősz » (« Hier l’Automne s’est glissé dans Paris »), que l’on peut entendre ici. L’intérêt porte surtout sur le vers suivant : « Züm, züm : röpködtek végig az uton », et c’est le « Züm, züm » qui va intéresser Métayer, dans toutes les langues, dans toutes les traductions disponibles, y compris dans celle de Guillevic qui est assez loin du compte… « En français, explique Métayer, on ne dit pas ‘‘Zoum zoum’’. En tout cas, s’il y a ‘‘zoum zoum’’ dans un poème original, il n’apparaît pas dans sa traduction. À moins que Guillevic n’ait volé et voulu garder rien que pour lui ce rythme de jazz ? Car Rimbaud avec le ‘‘jam jam’’ de son ‘‘Chant de guerre parisien’’ n’a fait que laisser bégayer la chanson de celui qui n’avait ‘‘jamais navigué’’… »

Le deuxième épisode est encore plus amusant. Philémon, la bande dessinée « lettriste » (il serait bon de la relire), sert de point de départ à la réflexion, autour de la lettre A. Et Métayer de nous raconter comment il a embarqué pour une traduction non sous l’invocation de saint Jérôme, mais de Philémon. Il nous explique ce qui préside à la traduction en français du Livre des choses d’Aleš Šteger (poète slovène né en 1973). La lettre A constitue un véritable point d’achoppement. Une ligne de fuite aussi bien : « comme si l’aiguille de la boussole était restée bloquée sur le A de l’infini. »  Métayer rêve entre les langues à la manière dont Pierre Vinclair, méditant sauvagement sur The Waste Land, écrivait dans Terre Inculte (Hermann, 2018) : « Avril est le premier mois de l’alphabet ». Le jeu sur les lettres se prolonge, avec le « D de Karinthy », mais aussi avec le « K de Don Juan » (épisodes troisième et quatrième). Ensuite, deux épisodes donnent à lire, toujours aussi plaisamment, la cuisine translatoire de Métayer : « Catastrophe en cuisine » et « Midas Marmiton ».

Le septième épisode revient sur la traduction des poèmes de Nietzsche (un millier de pages aux Belles Lettres), selon une fausse modestie assez amusante : « Mais qu’ai-je fait sinon renverser des tas de substances gluantes sur votre moquette pour mieux vous montrer l’efficacité de mon aspirateur à rimes ? »

On lira le reste avec le même plaisir enfantin. Philémon n’est jamais loin. Et les remarques sont belles sur le « retour de Babel » qui nous rappelle qu’il arrive que la traduction soit supérieure à l’original. Borges le disait au sujet du Cimetière marin de Valéry : la version espagnole est bien meilleure. Valéry a copié Ibarra… Borges le formule excellemment dans sa préface à Valéry (et Métayer souscrit incontestablement à ce propos) : « La croyance superstitieuse à l’infériorité obligatoire des traductions ― qu’on exprime couramment par l’adage italien bien connu ― procède d’une expérience distraite. » De fait, continue Métayer qui passe de la poésie néo-classique de Valéry à Tim Burton, la traduction française des poèmes de The Nightmare Before Christmas (L’Étrange Noël de Monsieur Jack) est « meilleure, ou largement aussi bonne » que leurs originaux. Ce d’autant que cette traduction réservée à l’audiovisuel comprend de nombreuses contraintes (synchronisation avec l’image, etc.) qui dépassent le génie poétique de l’original.

A comme Babel invite à lire Traduction et violence de Tiphaine Samoyault (Seuil, 2020). Un entretien vient justement de paraître entre Samoyault et Martin Rueff dans le numéro 174 (1er trimestre 2021) de la revue Po&sie. Métayer figure d’ailleurs au sommaire de cette livraison de Po&sie, avec un extrait d’un travail en cours (« En Styrie (deux intraduisibles du quotidien) »).

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De la contestation considérée comme une machine célibataire

(photo : Taranis News, image tirée du reportage disponible ici (manifestation étudiante à Strasbourg, 20 janvier 2021))

On aimerait dire à cette étudiante de Strasbourg : ceci n’est pas une pancarte. Mais elle le sait. Bien sûr qu’elle le sait. « Je suis tellement en colère que j’ai fait une pancarte. » Le message serait amusant s’il ne signifiait pas une impossibilité réelle, la sempiternelle impossibilité pour le réel d’advenir pour de bon, ainsi que son constat.

Belle et dérisoire comme un cri de soif et de faim dans le désert, cette pancarte de format A3 témoigne en définitive d’une domestication de la révolte. Tant et si bien que l’on pourra toujours lire, oh ! fort distraitement, le présent billet d’humeur en bâfrant des carreaux de chocolat alors que des étudiants crèvent de faim, que les files d’attente s’allongent devant les restaurants universitaires. Rien en somme n’a changé depuis 1966 et la parution, à Strasbourg justement, de la brochure célèbre De la Misère en milieu étudiant (l’ironie du spectacle veut que cette brochure soit désormais téléchargeable sur le site de l’université de Strasbourg, autre forme de domestication).

Cette pancarte ne procède pas tant d’une dialectique à l’arrêt (« Dialektik im Stillstand », selon la formule de Walter Benjamin), que de l’arrêt de toute dialectique, de la crispation dans l’horreur froide de ces signes sans signification à quoi sont réduites nos plus saines colères. Assez des parades molles, des machines célibataires. On aimerait des machines désirantes. De nouveaux dispositifs.

Nos piétinements dans la rue, manifestation après manifestation, sont à l’image de cette pancarte largement privée de portée politique. À mieux dire : on assiste à la forclusion du citoyen de la démocratie à laquelle on le somme d’appartenir.

Mise au ban de la signification politique au sein même de la ville, de la cité.

Cette pancarte qui ne désigne qu’elle-même, dont le message suiréférentiel semble vouloir s’autodétruire n’a pas, à vrai dire, le fonctionnement d’une aporie, ou le côté plaisant d’un mot d’esprit : cette magistrale tautologie signifie en toute lucidité un abîme qui, à coups conjugués de pandémie et de réformes, se manifeste silencieusement dans ces mouroirs de la pensée que sont devenus les amphithéâtres et les salles de TD.

C’est entendu : là où l’on serait légitimement en droit d’attendre une convergence des luttes, on n’aboutit guère qu’à une sorte de carré de grève sur fond de grève. Une colère diffuse, qui se perd d’autant mieux qu’elle ne parvient pas à formuler autre chose qu’elle-même. Impossibilité éperdue liée non pas à une saturation ou à une inflation du message. Bien au contraire. Le capitalisme tardif nous assure une désémantisation systématique, le désarmement, ni plus ni moins, de la pensée. Il en va de l’espace politique contemporain comme de l’espace dans le Huitième passager : on ne saurait nous y entendre crier.


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Christian Prigent, Point d’appui

Lire Point d’appui (P.O.L., 2019) parce que Christian Prigent est une voix importante dans l’écriture contemporaine serait invoquer une mauvaise raison, bête et réductrice.

On peut lire Point d’appui de Prigent pour pallier la nullité du monde. Cela aide. Mais ne suffit pas, bien sûr.

Voyez un peu le monde, comme il est.

Il s’agit de notes qui s’échelonnent de 2012 à 2018. « Pages extraites d’un journal sporadique. » Point d’appui, selon une formule glanée chez Klhebnikov, placée en exergue : « Nous avons besoin de points d’appui, c’est-à-dire de journaux intimes ».  Point d’appui. À entendre, aussi bien, comme absence d’appui. Il n’est point d’appui.

La sporadicité des propos est compensée, rachetée, rendue organique ou presque par un principe qui pourrait être celui de l’herbier. On peut ainsi feuilleter Point d’appui à partir du Mémento qui en recense les multiples thématiques. Prigent propose une manière originale, et féconde pour ce qui est de la lecture, en organisant son index sous la forme de ce Mémento, ou « Émois et santé » précède « Home cinema », laquelle rubrique est suivie de « Hygiène et santé » puis de « Loisirs créatifs ».

Il ne s’agit pas d’un journal comme ceux, par exemple, de Pierre Bergounioux ou d’Albert Strickler, tenus au jour le jour. Les fragments sont datés, pour mieux leur offrir un ancrage. C’est tout. Je ne suis pas sûr que l’objet de cet ouvrage soit le temps. J’y vois des haltes, dans une vaste promenade. Une randonnée par les territoires de maintenant. Sporadicité — vilain mot, au reste.

Comme les sténogrammes de Günther Anders, en plus plaisant.

Bien sûr qu’il est un appui. Je dirais même un pivot, un moyeu autour duquel cela tourne. Il est procuré par la poésie. L’ouvrage jette en annexe quelques poèmes, c’est vrai. Mais c’est dans les notes qui précèdent que l’on sent davantage la poésie au travail, telle qu’elle peut travailler un poète des années 2010. Dans les lambeaux de poèmes, aussi, qui jaillissent de temps à autre. Voilà ce qui est admirable et qui peut suffire à nous procurer un réel bonheur. Car c’est toujours un phénomène heureux que de voir ainsi la pensée se tresser à l’impératif du poème.  

L’appui se fait aussi bien sur le corps, sur la vraie vie même. La réputée absente. On la retrouve notamment, belle et triviale, dans une note du 11 janvier 2018. « Alain Frontier, bloqué du dos, m’écrit avoir dû se servir d’une pince à cornichons pour rattraper sa chaussette. Je connais ça. Plein le dos, plein le cul (de la vie) : tout coince et fait chier, impeccablement psychosomatique. Au bout du compte (au bout de l’ubuesque pince) on est toujours le cornichon de sa propre anatomie. » Combien salubre, la dureté du propos offre, si besoin était, un surcroît de sincérité. « Nullité des poèmes de Houellebecq » ; la prose de Guy Debord comparée à du Viollet-Leduc ; perplexité face à l’écriture inclusive ; Sollers qui ne fait plus rien de bien depuis Femmes, etc. Le livre fourmille par ailleurs d’anecdotes, fruits de rencontres, d’échanges et de dialogues. Ainsi, une belle évocation, fugace, d’Andrea Zanzotto, que Prigent a préfacé. « L’homme Zanzotto était un petit monsieur seigneurial, élégant et furtif, œil noir, vif, toujours nimbé d’un essaim de signorine attractives. » Et, plus globalement, la geste de la revue TXT est éclairée, depuis le dedans, par son animateur principal. Tout une époque. Mais, redisons-le, ce n’est pas un regard rétrospectif qui anime Point d’appui. Bien plutôt, une pensée tendue vers le poème, vouée à cet usage particulier, joueur et jouissif, de la langue et de l’image. « Non à la macération dépressive. Non à la grisaille stylistique. Non à l’absence de style revendiquée. Non à Maupassant, Houellebecq, Angot. Non aux moralistes pincés (de la pensée et du style) : Cioran, etc. Oui au comique goguenard de Rabelais, Shakespeare, Beckett, Jelinek, Novarina, Pennequin : ceux chez qui la torsion de langue triomphe et relève sans la nier la négativité qui fit écrire (ne pas se satisfaire du ‘‘lieu commun’’). »

Une hantise de la théorie traverse ces notes. Et, fatalement, celle-ci trouve une place assez grande dans cet ouvrage, qui se présente néanmoins comme un agréable livre d’atelier. Prigent revient sur son œuvre, et nous offre son regard sur tant d’autres choses qui comptent. C’est précieux : alors même que l’idée de contemporain tend à échapper au lecteur d’aujourd’hui, voici qu’un paysage actuel de création se déploie et offre de nombreux sentiers de traverse dans le domaine de la poésie, laquelle revêt pour Prigent une « importance civique », en cela qu’elle « ouvre le monde ».

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Raymond Roussel, « Un siècle d’écrivains »

un grand merci à Matthias,

archiviste mirifique

(Cliquer sur l’auto pour voir le documentaire)

Voici donc remonté à la surface le soixante-douzième numéro de la collection « Un siècle d’écrivains » consacré à Raymond Roussel, diffusé une première — et unique — fois en mai 1996 sur France 3. Beaucoup d’images, fort rares, de l’écrivain sont présentées dans ce remarquable documentaire, où l’on entend Annie Le Brun ou encore François Caradec. Dit par François Marthouret, le texte de la narration de ce documentaire a été rédigé par cet autre rousselâtre que fut Jean-Jacques Pauvert. Annie Angremy, conservatrice à la Bibliothèque nationale, nous explique la découverte du fonds Roussel en 1989 — des poèmes, des photographies, des ouvrages richement reliés, des documents aussi divers que variés, alors relégués à un garde-meubles. On trouvera un bel aperçu de ce fonds dans le numéro 43 (Printemps 1993) de la Revue de la Bibliothèque nationale.

Particulièrement fascinantes elles aussi, les images tournées à Palerme du film de Maurice Bernart, La Mort de Raymond Roussel (1975). Un jour peut-être que ce film sera intégralement disponible lui aussi. Au chapitre des films consacrés à Roussel, il convient également de signaler Le Jour de Gloire (2016) de Joan Bofill ou encore le film de Renaud de Putter et Guy Bordin, L’Effacée (2016) consacré à Charlotte Dufrène.

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Ulysse (1954)

Ulysses (1954), [voir le film]

pour Aux et Pierre,

en songeant aux vaches de ténèbres

Mario Camerini a tenté une adaptation assez hardie de l’Ulysse de Joyce en 1954. Là, donc, où Eisenstein avait abandonné. Camerini, en cela beaucoup plus courageux que son homologue russe, va très loin dans sa réécriture cinématographique de Joyce : le parti pris a consisté à transposer les aventures de Stephen Dedalus, de Leopold et de Molly Bloom dans l’Antiquité.

Camerini prend de grandes distances — des libertés, pour tout dire — quant au roman de Joyce. Cela semble même fait exprès. Je veux dire, à l’exception du titre, rien n’évoque le génie joycien. Ou alors fort lointainement, par un habile jeu de correspondances. Seulement voilà : Camerini a ôté l’échafaudage nécessaire à la construction de sa grande cathédrale cinématographique, et les rapports à l’hypotexte joycien sont dûment gommés. À part le titre, bien entendu, qui fait éminemment signe au roman et qui n’est pas sans nous encourager à retrouver chez Joyce ce qui n’a vraisemblablement pas de place dans cette superbe adaptation.

Notes on James Joyce's Ulysses
Ulysses, édition originale

Il s’agit incontestablement, de la part de Camerini, de proposer une sorte d’hommage discret et subtil à Joyce. Le réalisateur italien ne vise pas à refaire le roman, mais bien plutôt à le transposer. Au sens où Mallarmé écrivait dans Divagations : « un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie où uniment de reprendre notre bien » (je souligne).  

Tout d’abord, on constate que l’organisation en dix-huit épisodes du roman de Joyce n’est guère respectée. Pas davantage que la structure tripartite qui redistribue lesdits chapitres (3, 12 et 3). C’est donc en vain que l’on cherchera un principe directeur joycien au film de Camerini. La narration, lourdement épique et linéaire, est cependant assez plate, pour ce qui est du déroulement diégétique. Le réalisateur italien semble avoir négligé ce qui fait le grand intérêt du roman de Joyce : sa psychologie.

La transposition cinématographique ne cherche aucunement — comment le pourrait-elle ? — à mimer le stream of consciousness. Si l’on peut regretter l’absence du monologue de Molly, ou encore de celui de Stephen sur la plage de Sandymount, le film de Camerini n’est pas sans s’inscrire dans un paradigme plus vaste que le roman de Joyce.   

On ne voit pas, au début du film, la tour Martello. Buck Mulligan n’apparaît jamais dans le film. D’ailleurs, Camerini s’ingénie à changer absolument tous les noms des personnages du roman de Joyce. On se perd, à vrai dire, assez rapidement dans le monde polythéiste de l’Ulysse de Camerini. L’action, au reste, repose un peu trop sur le domaine du surnaturel ou du divin, là où Joyce puisait ses forces dans le vin blanc.

Ainsi, Bloom devient le héros éponyme, Ulysse, incarné par… Kirk Douglas (sic). Dans le film, Molly n’a rien de la « Weib » joycienne (on se souvient de la lettre fameuse de Joyce à Frank Budgen…). Elle est représentée, il me semble, par le personnage de Pénélope. Mais cela ne tient pas. Redisons-le : cette transposition rebat habilement les cartes de la psychologie joycienne. On le sait, Molly trompe Poldy dans le roman de Joyce. Cette adaptation cinématographique fait de Molly une sorte de reine qui, dans l’attente de cet Ulysse, tisse et détisse je-ne-sais quelle tapisserie. Une allégorie facile et obvie de la fidélité, en somme. Mais, en réalité, c’est le cinéaste lui-même qui, fidèle à l’œuvre de Joyce, veille à tisser autant qu’à détisser cette dernière.

L’audace du film consiste à prendre le contrepied de Joyce, à en effectuer une manière de revers épique et puritain à la fois. Un véritable tour de force, tout l’inverse de Sarah Kane revisitant le théâtre de Racine : ici, le cinéma a pour fonction de retourner la littérature comme un gant, pour en gifler le public avide de sensationnel, risquant quelque chose d’à la fois plus modeste et plus ouvertement merveilleux que les mille et quelques pages de l’hénaurme roman de Joyce que personne (même pas Pound) n’a lu.

La scène du bordel est à mes yeux beaucoup plus pauvre que dans le roman de Joyce (où elle figure une incroyable Walpurgisnacht), réduite qu’elle est à des effets de magie et de fantasmagorie. Mais le film est doté d’une portée symbolique, sinon mythique, beaucoup plus profonde que le roman bassement éthylique de Joyce. Le coup de maître de Camerini consiste à situer l’action du roman de Joyce sur le bassin méditerranéen. Il semble que Moravia (et Godard après lui), s’en soit inspiré pour Le Mépris, roman initialement paru la même année que l’Ulysse de Camerini.

L’épisode du Citoyen borgne (douzième chapitre du roman) est transposé sous la forme d’une rencontre avec des géants nommés Cyclopes. Une fois encore, Camerini éclaire les passages les plus abscons de l’écriture joycienne, en réduisant la scène fort bavarde et complexe du Citoyen, en en faisant un grand moment de cinéma fantastique. Ce géant aveuglé par Ulysse, tel que figuré par l’œil du cinématographe, n’est pas sans rendre visible la tache aveugle inhérente au roman d’un Irlandais dipsomane à la vue basse.  

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C’est du maquillage, on vous rassure

« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Ce sont les termes célèbres de Guy Debord, renversant une formule de Hegel, qui constituent la neuvième thèse de La Société du Spectacle (1967). Sans doute que le spectateur de BFMTV est irrémédiablement pris dans ce moment vrai du faux. Le Vrai du Faux étant d’ailleurs le titre à valeur de symptôme d’une séquence de décryptage (sic) sur France Info, lequel programme se targue de nous fournir l’information « juste ». Qui donc en doutait ? Ce qui rassure, en ces temps combien difficiles, c’est que le consommateur de ce type de média par ailleurs anxiogène est préservé de la vue du sang. La fonction de ces canaux d’information consiste à aboyer — d’aboyer juste et juste d’aboyer que c’est juste — dans le sens convenu de l’horreur convenable. Celle-ci s’intensifie, en fonction de l’élastique notion de convenable. La banalisation de l’impensable servant un pouvoir toujours plus oppressant, au point qu’on a pu entendre dire à l’antenne un représentant de ses policiers que « bamboula c’est encore à peu près convenable ». C’était il y a quelque temps. Il y a fort à parier que la notion de convenable, ou de son « à peu près », se soit davantage dilatée encore.

Ainsi, lorsque le sang apparaît, un samedi après-midi en France où tout est convenable et sous contrôle, sur un grand media comme BFMTV, c’est immédiatement pour être transformé en maquillage. « On revient un petit instant sur ces images d’un homme maculé de sang, c’est du maquillage, on vous rassure, pour l’instant pas de blessés, » explique la présentatrice ce samedi, 12 décembre 2020, à 15 heures 32, alors qu’on voit à l’écran un manifestant au visage couvert de sang. La tournure est en soi inquiétante : « pour l’instant pas de blessés ». Comme s’il y avait un présupposé à la situation. Quelque chose qui pourrait faire penser qu’une manifestation pacifique dans une démocratie puisse donner lieu à des blessures. De fait, non, il n’y a pas de blessés, puisqu’on nous dit que non, c’est du maquillage. Ce tic audiovisuel qui consiste à dire que l’on « revient » sur ces images, n’est pas sans participer de la dénégation, de la déréalisation critique du phénomène. Ce qui se passe, pour tout dire, c’est qu’on n’en revient pas. On franchit un point de non-retour, à chaque fois.

Fort heureusement, BFM publiera assez rapidement une rectification, et accordera la parole au manifestant blessé à la tête, sans aucune trace de sang au visage. Le voici rendu convenable, face caméra. La parole de ce séditieux est ainsi libérée, mais non moins maintenue captive de l’image médiatique, barbouillée d’un maquillage plus général et plus obscène.

Ce n’est pas tant que cela nous fasse plaisir que l’Exécutif parle de violences policières. Ce n’est pas tant, à leur endroit, qu’il s’agisse à proprement parler d’impunité, mais plutôt de l’application systématique, par voie médiatique, de l’adage « faute avouée, faute à moitié pardonnée ». Ou, pour parler comme Guy Debord, c’est affaire de spectacle intégré. « Car le sens final du spectaculaire intégré, c’est qu’il s’est intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. » (Commentaires sur la société du spectacle, 1988).

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Patine de Larbaud

Valery Larbaud (FranceArchives)
Valery Larbaud à Alicante en 1918 ou 1919

Dans ses Rêveries d’un Promeneur strasbourgeois (2001), Jean-Paul Klée effectue un curieux portrait de lui-même, une sorte de tombeau (« Or, un soir de novembre 2023, le long J.-P.K. soudain se volatilisa. » — Mais on le sait bien, nous, que Jean-Paul est immortel), où il nous parle d’hypothétiques voyages, de lectures au crépuscule de la vie : « … ses dernières années on le vit voyager de Venise à Oslo, de Jérusalem à Pondichéry, de Bornéo à Guadalquivira, de Miami à Tombouctou, coiffé qu’il était d’un très large panama & ne lisant plus que Valery Larbaud, Gérard Bauër, ou Paul Morand et les Propos d’Alain. » Morand, Bauër (qui s’en souvient ? c’est Jean-Paul qui m’en a parlé) et Alain, je ne suis pas bien sûr que je les relise quant à moi, dans mes vieux jours. Valery Larbaud, peut-être bien. Auteur dont Morand, justement, disait qu’il prenait une agréable patine. Ce qui est, je trouve, un peu indélicat. Morand consigne cela dans une lettre datée de 1931. Larbaud est encore trop frais pour avoir pris une patine véritable : Les Poésies de A. O. Barnabooth n’ont pas même vingt ans.

Comme Jean-Paul, sur la fin de mes jours, en 2079 mettons, je lirai Larbaud, dans mon édition de la Pléiade 1957. Bien entendu, j’aurai tourné vieux con dans un monde terne et dévasté. Mais je parviendrai encore à trouver beaucoup de plaisir à relire les Enfantines ou Fermina Márquez de Larbaud. Pour leur patine. Je me ressourcerai dans ces émois de jeunesse, dans leur douceur un peu désuète. Très belle formule de Larbaud : « Laissez-moi reprendre mon enfance où j’en étais. » J’aurai eu le temps, enfin, de lire le vaste journal de Larbaud, et peut-être que je mélangerai un peu avec cet autre journal, fictif, tenu par A. O. Barnabooth, alter ego, moi idéal — extravagant — de Larbaud. Ce n’est pas grave, dans le cas de Larbaud, de mêler la fiction au réel, l’une et l’autre s’appellent et se complètent. De même, comment ne pas rêver à Fernando Pessoa lorsqu’on lit, de Larbaud, la « Lettre de Lisbonne » (1926) ? Bien sûr qu’ils se sont croisés.

Influencées par la technique du monologue intérieur de Joyce (et dédiées à ce dernier), les nouvelles d’Amants, heureux amants n’ont pas cette patine propre aux Enfantines ou à Fermina Marquez. Cela vieillit un peu mal, et relève trop du procédé littéraire. Ne correspond pas, en somme, au tempérament de Larbaud. Larbaud fut un touriste inspiré, un chroniqueur hors-pair. Je le retrouve, Larbaud, patiné comme il faut, dans les essais de Jaune bleu blanc ou dans Aux Couleurs de Rome, où le riche amateur marche dans les pas de Stendhal (il l’aperçoit dans la glace d’un miroir, dans un café), et son écriture généreuse a davantage d’aménité, je trouve, que Beyle. Je le préfère même à Suarès.

L’existence de Larbaud fut fascinante, et fort bien retracée dans la biographie que signe Béatrice Mousli chez Flammarion (1998). Il a fait beaucoup pour la littérature, et c’est surtout par son travail de passeur et de critique, de traducteur et de préfacier, que l’on connaît Larbaud. Il fut notamment le premier lecteur de Borges en France, le traducteur de Whitman ou de Joyce. Il hébergea d’ailleurs ce dernier, dans son grand appartement de la rue du Cardinal-Lemoine, où se trouvaient exposés ses soldats de plomb. Peut-être que ces reconstitutions de campagnes napoléoniennes ont inspiré l’auteur à venir de Finnegans Wake, qui rejouera pour de rire tant de batailles et de bluddlefilth. Plus tard, au début de la guerre, il prêtera 20 000 francs à un Beckett alors fauché comme les blés.

Larbaud était ce qu’on peut appeler, selon la formule consacrée, un « citoyen du monde ». Il se situait, sous l’invocation de saint Jérôme, au carrefour des langues. L’ironie fera de lui que son langage s’effondre suite à une attaque en 1935, et que sa parole se résume à quelques mots seulement, dont l’ineffable « bonsoir les choses d’ici-bas ». La formule est belle et saisissante, venant d’un homme comme Larbaud. Elle pourrait servir de titre à un de ses romans. Bonsoir les choses d’ici-bas. On retrouve dans ces mots de la fin la saveur nostalgique d’une littérature qui ne prend pas de rides mais gagne incontestablement en patine.

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Third Stone of the Sun (Hendrix/Delville)

couvJIMIHENDRIX

Le morceau dure quelque chose comme 6 minutes 30. Il s’agit de la troisième piste de la face B de l’album Are You Experienced du Jimi Hendrix Experience. On peut l’écouter ici. C’est un paysage musical. Un désert de saturations, parcouru de rien et son contraire, au sujet duquel on a beaucoup parlé déjà. Sans parvenir à en rien dire. Profonde infirmité des mots. Au reste, que dit un morceau de musique ? Très peu à qui le comprend.

Cela nous vient de très loin, n’a pas fini de nous arriver vraiment. On murmure que Hendrix a eu accès à une technique extra-terrestre de guitare. J’ai envie d’y croire.

Les 6 minutes 30 les plus vastes peut-être du rock psychédélique — ça se discute, mais en termes quantiques alors, allons-y on a toute la nuit. Le temps déborde dans « Third Stone of the Moon », comme chez Éluard. Encore que la poésie de ce dernier soit bien loin des préoccupations profondes de ce morceau, sorte de suprême parturition qui n’en finit pas de s’auto-engendrer. Énergie lysergique s’il en est.

Dans un très bel essai qu’il consacre à Are You Experienced (Éditions Densité, 2019), Michel Delville, guitariste de son état, nous offre quelques pages tendues et précises qui mettent cet incroyable morceau en lumière, tout en en respectant l’opaque vérité. Elle prend tour à tour la forme d’une charade musicale ou d’un kaléidoscope jeté dans l’espace intergalactique, et c’est précisément ce que Delville nous raconte à propos de ce morceau, de ce trip miraculeux entre Sirius et Alpha du Centaure, où l’on croise Walt Whitman aussi bien que Johannes Kepler ou les Mânes de la SF. Et Delville de déballer soudain la collection de disques de Hendrix, pour mieux, si besoin en était, nous convaincre du vertige. Celui-ci va de Bach à Django Rheinardt, en passant par Leadbelly, Fifth Dimension des Byrds et tant d’autres. Selon toute bonne logique extra-terrestre, Delville perçoit une clef de « Third Stone » dans la suite des Planètes de Gustav Holst. Et pourquoi pas? C’est même une hypothèse ufologiquement incontestable, bien que l’on puisse risquer nombre d’autres pistes intersidérales encore. Cette étude de Are You Experienced fourmille d’ailleurs d’interprétations tout aussi stimulantes et rêveuses au sujet de la musique de Hendrix.

Delville signait déjà un OK Computer (2016) dans cette collection « discogonie » aux Éditions Densité. Discogonie propose de « considérer qu’un vinyle, ce trou noir qui opère trente-trois révolutions par minutes sur une platine, est le récit sonore du commencement d’un monde propre au groupe de musiciens qui l’a gravé, dont le big-bang serait l’impact du tout premier son, et dont les sept jours de la Création seraient ramassés sur quarante-cinq minutes environ ». À quoi on ajoutera que les petites Discogonies sont des ouvrages à la maquette admirablement réalisée.

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Dubliners, 1

James Joyce en 1904

Par où pénétrer l’univers de James Joyce ? Attaquer Ulysse directement. Tant qu’à faire, dans sa version originale. Ulysses donc. Mais oui. Se laisser happer par le trou noir. Ou bien se casser les dents sur le monolithe littéraire.

On commence souvent à lire Joyce par son admirable roman autobiographique, A Portrait of the Artist as a Young Man. Ce livre nous présente Stephen Dedalus, un des personnages les plus arrogants de la littérature universelle, que l’on retrouve dès le début de Ulysses. Portrait propose des fluctuations d’ordre stylistique ― elles seront largement amplifiées dans Ulysses ― mais une voie d’accès à Joyce encore plus praticable et sécurisée consiste en la lecture de Dubliners. Alors que Portrait annonçait déjà le Grand Œuvre par ses choix esthétiques, Dubliners a été complètement éclipsé par Ulysses et Finnegans Wake, à côté desquels monstres logomachiques ce recueil de nouvelles fait un peu pâle figure. Mais ce livre que le caractère peu extravagant place à part dans le canon joycien propose une très belle entrée en matière : l’atmosphère du Dublin de Joyce nous y est déjà rendue sensible. Certains personnages qui apparaissent dans Dubliners seront évoqués dans Ulysses, comme Gabriel et Gretta Conroy, Lenehan ou encore Emily Sinico. Chez Joyce, la pâte humaine est toujours la même, seulement elle est pétrie et travaillée de manière différente à chaque ouvrage.

Il existe trois traductions françaises de Dubliners. La première, parue chez Plon en 1950, est d’Yva Fernandez, Hélène du Pasquier et Jaques Paul Reynaud (texte repris au Livre de Poche). On lui préfère généralement celles de Jacques Aubert (Gallimard) ou de Benoît Tadié (GF Flammarion), plus précises à bien des égards.  

Aubert propose Dublinois pour titre, et Tadié opte quant à lui pour Gens de Dublin. On a du mal à choisir entre « Dublinois » et « Gens de Dublin ». La première option, qui colle à l’original sans être très euphonique en français, semble faire porter l’accent sur la ville, tandis que la seconde place les « gens » en premier. En réalité, Dublin ou ses habitants, c’est l’œuf et la poule, ce qui n’est pas sans participer du charme de ce livre.

« Gens de Dublin » me semble plus heureux. Mais, à la réflexion, la meilleure traduction du titre reste encore « Dubliners ». Le lecteur francophone exclusif dénué de tout sens de l’anglais (il en reste), peut encore y entraver quelque chose. Surtout, l’appellation de Dubliners renvoie à une réalité particulière, qui résiste à la traduction tout en restant assez transparente et intelligible. De même, dans ces quinze nouvelles, le monde de Joyce nous parle de manière plus franche et directe qu’on voudrait le croire.

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Roussel après la Littérature

Après la littérature

Dans un essai vivifiant paru en 2018 aux Presses universitaires de France, Johan Faerber contemple le cadavre littéraire sans pour autant se joindre au cortège convenu et pénible des veuves éplorées. Au contraire. Après la Littérature (majuscule à ce mot), ouvrage sobrement sous-titré : écrire le contemporain, est tout sauf une énième veillée mortuaire. Car la lamentation des veuves (Antoine Compagnon, Richard Millet et autres Todorov) n’apporte rien au contemporain ; elle le nie.

Dans Après la Littérature, Faerber met en lumière les pratiques d’aujourd’hui, n’hésitant pas à y voir une vie nouvelle de la littérature. Combien salubre, cette Vita Nova — résolument celle de tant d’écrivains de maintenant — ne consiste pas seulement à émajusculer la Littérature à la papa ou à écorcher la figure du Grantécrivain. Ce serait par trop simple. Faerber tâche, non sans brio, de penser le contemporain. Nous peinons trop souvent à vivre notre temps littéraire, empêchés que nous sommes par les lamentations mortifères des veuves, alors même que quelque chose se passe, quelque chose, même, de foisonnant. « De fait, écrire aujourd’hui, c’est-à-dire au clair réveil des années 1990 et aux matins neufs des années 2000, quand on est traversé du nom de Célia Houdart, David Bosc, Laurent Mauvignier, Antoine Wauters, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Julia Deck, Camille de Toledo ou encore Christophe Pradeau, ce serait commencer, plus encore que toute autre génération, à ce moment inouï où tout commencement serait comme à soi effacé. » Faerber ne va pas se perdre, pour autant, dans le domaine dit de l’extrême contemporain ; il connaît le chemin. Il évoque aussi bien les grands noms de notre modernité, Proust, Beckett, Camus, Faulkner, ou étudie de près certaines figures tutélaires de maintenant : Michon, Echenoz, pour mieux nous rendre à notre contemporanéité.

Alors, oui, Roussel.

Roussel lu à travers Foucault fait une apparition à la fin du livre de Faerber. « Comme si, par un mouvement de renversement inaperçu encore et retrouvant l’étymologie du vivant, le poème du contemporain faisait coïncider écriture et critique dans le point de méconnaissance du monde. Comme si le poème, plus contre-livre que jamais, transmettait l’être des choses, les maintenait dans leur vivre, dans leur être en faisant de la phrase l’unité encore impensée d’une vie qui, du mot de Michel Foucault au sujet de Roussel, permettait ‘‘de maintenir par leurs ruses la vie en vie’’. Puisque, contre toutes les morts et pour parler comme Martial Canterel dans Locus Solus de Roussel, la littératue est à tenir comme le vitalium du sensible et la critique comme la résurrectine du sens. »

Raymond Roussel à 19 ans

Peut-être qu’aucun auteur n’a rêvé aussi fort de gloire que Raymond Roussel. Désir désuet d’un écrivain récupéré par toutes les avant-gardes, cette quête radicalement impossible au vu de la teneur de l’œuvre, peut prêter à sourire. Roussel est trop foncièrement à côté du monde et de la littérature pour qu’on soit en mesure d’annexer ses extraordinaires romans, ses étranges poèmes, son théâtre injouable. Et pourtant, l’œuvre sans message de l’irréductible Roussel s’obstine à nous dire quelque chose sur l’écriture. Cet homme farouchement rétrograde qui ne jurait que par François Coppée, qui se disait l’égal d’un Dante, d’un Hugo, rêvait à la Littérature majuscule, croyait en la manifestation d’une hypostase rayonnante du langage, dont les lettres d’or au fronton du Théâtre des Incomparables dans Impressions d’Afrique sont, au sein de l’œuvre, un exemple parmi d’autres. Il était en somme frappé de cette « maladie » dont disait souffrir Roland Barthes, qui consiste à voir le langage. Bien sûr, Roussel nous donne à voir le langage en retour. Par cette éblouissante maladie, par ce don qu’il a et qu’il nous fait, cet écrivain agaçant et génial est peut-être, paradoxalement, de ceux qui parviennent à consoler notre contemporanéité.

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Pierre Vinclair : circonstances de la poésie

Toute poésie est de circonstance. Et Le Confinement du monde de Pierre Vinclair le confirme. Ce recueil prend acte de la pandémie covidéenne. Il n’est pas le seul, puisque L’autre jour de Milène Tournier, paru, comme ce petit livre de Vinclair, en 2020 aux éditions Lurlure, évoque lui aussi cette crise sanitaire.

De ce moment ahurissant, Vinclair fait un objet poétique quotidien. On pouvait lire sa suite de sonnets inspirés par la situation via les réseaux sociaux, lors du premier confinement. Cela paraît lointain. On relira, ici, ces « Chansons covides ». En format papier, comme on dit désormais. Sur vergé aussi, il faut le souligner. Lurlure a résolument le sens du papier.

Ce petit livre se lit comme une sorte de document sur une époque navrante, dont, au reste, les journaux du confinement, qui sont légion, semblaient nous montrer, néant mental à l’appui, qu’il n’y a finalement que fort peu à dire. Le prolifique Pierre Vinclair prête le flanc à des critiques peu inspirées : il n’hésite pas à surfer sur la vague épidémique, sur l’événement covidéen. C’est vrai. Et alors ?

Il suffit de parcourir Le Confinement du monde pour s’apercevoir que cette poésie, bien qu’elle se présente comme une série de « simples chansons », parvient à s’extirper des circonstances qui la motivent. Parce que Pierre Vinclair est un poète, qui sait son métier de poète sur le bout des doigts. Non qu’il y compte, sur ses doigts, les syllabes, mais qu’il joue avec la forme-sonnet, avec le vers justifié (cf. Ivar Ch’Vavar) ― tant et si bien que Notes et Remerciements sont versifiés. Poésie intégrale, donc.

Tout est intégré. Y compris notre inenvisageable époque.

On ne lit pas ici un journal du confinement. Ce sont au contraire les « circonstances de la poésie », comme disait Pierre Reverdy, qui sont en jeu, dans un renversement salutaire du genre poème de circonstance.

48 pièces en tout, qui nous donnent un accès à la fabrique du poème. Quelque chose de ludique, surtout. Le résultat enthousiasmant de la joie qui consiste à tout intégrer. La force de Vinclair est de parvenir à faire entrer le monde entier dans le bento de son poème.

On pourrait y voir une sorte de formalisme excessif, oulipesque sinon pararoubaldien. Il n’en est rien. Cela respire, on ne sait trop comment. C’était déjà le cas avec les sonnets de Sans adresse (Lurlure, 2018), mais peut-être qu’ici le travail d’intégration poétique fonctionne de manière encore plus systématique. J’y vois même, souvent, de la drôlerie. Lorsque, par exemple, un élément du quotidien sert de cheville à un vers, sans quoi le poème ne tiendrait pas. La poésie n’est pas tout-à-fait une chose sérieuse, après tout. Le rire de Vinclair est aussi une ruse pour mieux retravailler la prose du monde.

Vinclair nous propose une poésie de la plupart du temps, pour reprendre, là encore une formule de Reverdy. D’ailleurs les poèmes de la troisième partie de ce recueil, « Sonnets de chiffon », se présentent comme ceux du premier Reverdy. Un vers crénelé, une constellation — les lambeaux du quotidien. Mais je regarderais plutôt du côté de William Carlos Williams, Journey to Love par exemple. Il se trouve justement que les poèmes de chiffon sont un voyage d’amour, par l’inachevé d’un enfant à naître. Alors les sonnets ne sont pas finis, tout simplement.

La parole poétique est toujours pleine d’elle-même et du monde. Et les circonstances de la poésie font ici une couronne mortuaire aux morts du corona. Ainsi, Vinclair offre un chant des morts, quinze sonnets un peu plus solennels, où l’on rit moins. La faculté intégrante du poème amalgame aussi bien l’horreur de ce qui est, algorithmes, CHU, data centers, au point de faire rimer Word (le logiciel) et la mort. « Le coronavirus rudoie l’endothélium », et l’on tousse, cough ! cough ! cough ! à l’anglaise, circonstances obligent du poème (écrit à Londres).

La poésie de Vinclair est une réponse originale et juste à nos temps de détresse, un flamboyant démenti à une époque sans remède où tout porte à croire que toute forme de parole, communication morte plutôt qu’expression vive, est rendue nulle et non avenue.

On peut lire des extraits du Confinement du monde sur le site des éditions Lurlure.

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Louis Brauquier

Il y a dans les polars de Jean-Claude Izzo la présence discrète, et je crois constante, d’une figure tutélaire. Un patron en rêve et en écriture, voilà Louis Brauquier (1900-1976), dont la poésie traverse le roman marseillais du grand Izzo. Il faudrait relire de près la trilogie Fabio Montale, Total Kheops, Chourmo et Solea. Brauquier y est évoqué, souvent, au détour d’une pensée du narrateur (« Avaient-ils lu Brauquier, tous ces technocrates venus de Paris ? »), mais une lecture approfondie donnerait sans doute à voir des rapports plus intimes à la poésie de Brauquier — relire Izzo de près et voir comme Brauquier percole dans sa prose.

Rencontrer Brauquier par le biais d’Izzo n’est sans doute pas la plus sotte des manières de se rappeler qu’à Marseille tous les chemins mènent au poème de la mer. Brauquier est un poète un peu oublié, qui avait connu un petit succès cependant. Il a publié dans Europe dans les années 30, dans les Cahiers du Sud, ou encore dans la Nouvelle Revue Française. Il figure dans l’Anthologie de la poésie du XXe siècle de Michel Décaudin. On lui a consacré un volume « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers. Son œuvre est disponible à la Table Ronde, où elle est rééditée, en particulier les poésies complètes (550 pages) rassemblées sous le titre Je connais des îles lointaines.

Il faut croire que Brauquier connaît un lectorat certain (sans doute essentiellement marseillais), puisque ses poèmes ont été réédités à plusieurs reprises. La poésie continue donc de parler au cœur du monde, et c’est heureux. Ceci s’explique par le fait que le poème de Brauquier est limpide et beau. 

Ne cherchant pas l’image aux quatre coins du langage, contrairement à tant de poètes de son temps, Brauquier vise une parole humble, non moins faite de départ et de lointains. De retour et de Nostos aussi bien.

Je suis en marche vers les gens de mon silence

Lentement, vers ceux près de qui je peux me taire ;

Je vais venir de loin, entrer et puis m’asseoir.

Brauquier, agent employé aux mythiques Messageries Maritimes, nous emmène loin, bien loin, au-delà de Suez, à Port-Saïd, à Tahiti, à Nouméa, à Sydney, à Diégo-Suarez, à Shanghaï ou à Zanzibar. Partout, avec pour unique contrepoint le Vieux-Port, cette Ithaque gorgée de soleil, véritable feu central pour le marin Brauquier.

Parlerez-vous d’amour

Au matin à Marseille ?

Au bistro du Soleil

Fleurit un petit jour.

Lisant les poèmes de Brauquier, on pense immanquablement à Cendrars, à Barnabooth. Quoique le plaisir soit plus secret, moins partagé, et au fond moins banal. Cela peut surprendre : les poèmes de ce grand voyageur sont tressés de sagesses, au risque quelquefois de succomber à la simplicité. Mais c’est aussi le gage d’une parole pleine qui se refuse aux faux-fuyants.

La vie est une aventure

Qui part pour l’éternité

Je compte les encablures

Qui traînent ma destinée.

Nous avons l’inquiétude

Du visage de la mer.

Une angoisse d’or dénude

Notre cœur. L’horizon clair

S’emplit des beaux équipages

Qui viennent pour débarquer

Et jettent sur le rivage

La merveille des dangers.  

Un territoire affectif est délinéé au fil des poèmes de Brauquier. Ainsi, compulsant les archives de Zanzibar, le poète se laisse porter par les noms de lieux pour faire « chanter la carte » :

Fénérive et Farafangana,

Fianarantsoa, Soanériane,

Antalaha et Vohémar,

Ambiloube et Mananjary.

Et c’est, à chaque fois chez Brauquier, une géographie intime que l’on peut lire, qui se livre à nous belle et sans secret. Car la beauté du poème de Brauquier réside non en ce qu’elle n’a rien à cacher, mais en ce qu’elle donne tout à voir.

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Le bleu du ciel

On se souviendra peut-être du ciel au-dessus de Paris, lors de ce samedi, 21 novembre 2020, où il ne s’est rien passé. Il faut être de bien mauvaise foi pour dire que quelque chose se passe encore en France, pays qui se tient bien.

(Paris, parvis des Droits de l’Homme, 21 novembre 2020, photo Yassine Bouzrou)

Cette photographie invite à une relecture du Bleu du ciel, roman de Georges Bataille dont on ne mesure sans doute pas encore le plein impact. Bataille rédigea une première mouture de ce roman en 1935, alors qu’il s’intéressait à la question de l’inéluctable montée du fascisme. Sans doute qu’en 1935, pas davantage qu’aujourd’hui, rien ne se passait en France.

Bataille ne publiera son roman qu’en 1957. Voici un extrait du Prière d’insérer adjoint à l’ouvrage : « Le Bleu du ciel dénud[e] au fond de chacun de nous cette fente, qui est la présence toujours latente de notre propre mort. Et ce qui apparaît à travers la fente, c’est le bleu d’un ciel dont la profondeur ‘‘impossible’’ nous appelle et nous refuse aussi vertigineusement que notre vie appelle et refuse la mort. » 

Lors du Congrès de Versailles tenu le 3 juillet 2017,  le Président Macron évoquait le passé colonial de la France, en employant (en détournant) pour l’occasion la notion de part maudite chère à Georges Bataille. Cette formule ravalée au rang d’élément de langage réapparaîtra dans la bouche du même, à l’occasion d’un discours prononcé le 25 novembre 2017, pétri de commisération cette fois-ci à l’endroit de la femme : « Et cette part maudite, celle qui accepte les violences indicibles, l’indignité d’un comportement, le pire parce qu’il était caché dit trop d’une société qui n’est pas notre pays, qui n’est pas notre République. »

Force est de constater que, depuis quelques semaines, la part maudite de la France, un peu usée d’accepter des « violences indicibles » (rendues désormais invisibles), celle à qui on refuse l’image autant que la parole, est vouée à contempler le bleu du ciel derrière des grilles lors de samedis après-midi à Paris où il ne se passe rien.

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Le grand cèdre de Samuel Beckett

A Reluctant Subject: Portraits of Samuel Beckett | The New Yorker
Samuel Beckett par Richard Avendon, pour The New Yorker

pour Cyril

Samuel Beckett se tient sur mon palier, dans un élégant costume bleu nuit, complètement désemparé. Je ne peux que lui demander, un peu confus et très intimidé, de bien vouloir se donner la peine d’entrer. Je pense que n’importe qui à ma place aurait agi de la sorte. On ne laisse pas ainsi un grand gaillard, dans un pareil désarroi. Non qu’il fasse réellement peine à voir — Samuel Beckett a trop d’allure pour qu’on s’apitoie sur lui — mais ce type devant ma porte au petit matin, penaud et si droit dans l’obscurité, en appelle à l’hospitalité. Et puis, c’est Samuel Beckett. Je veux dire, pas le premier péquin venu.

Je ne sais depuis combien de temps il est planté là, peut-être qu’il a passé la nuit ici. Debout, devant ma porte, avec entre ses mains noueuses un drôle de sac en papier kraft. Oui, je le soupçonne d’avoir passé la nuit sur mon palier, debout dans l’obscurité. Je ne pense pas qu’il ait pris le temps d’appuyer sur l’interrupteur toutes les minutes, lorsque la lumière s’éteint, grâce à une fort bien nommée minuterie, pour faire des économies.

J’ai toujours vu une forme d’injustice là-dedans. Une minute de lumière, c’est un laps mesquin sinon cruel pour qui habite au cinquième étage de l’immeuble et qui a à descendre à pied toutes les marches, ou bien à les monter. Sans vouloir dérégler la fort bien nommée minuterie, il conviendrait simplement que les minutes de lumière soient plus ou moins longues en fonction de l’étage. Oh ! pas beaucoup plus longues, faudrait-il arguer lors d’une de ces pénibles réunions de copropriété. L’équité est à ce prix, mais elle est, comme toujours, indéfendable.

Je veux croire que Samuel Beckett a passé la nuit ainsi immobile sur mon palier. Peut-être que Samuel Beckett est capable de dormir debout, comme les chevaux. C’est pour faire des économies je suppose, que Samuel Beckett, j’imagine, est resté dans le noir, pour s’économiser lui, aussi. Si elles ne sont pas dénuées d’intérêt, ces considérations sur la minute ou non de lumière — sa durée — dans les communs de mon immeuble n’éclairent que faiblement cette histoire. Car Samuel Beckett a fait quelques pas. Le voilà dans l’entrée, non loin du porte-manteau. Il est aussi grand que le porte-manteau, plus grand même. Et bâti pareil. Il me demande s’il doit enlever ses chaussures.

Samuel Beckett, qui est un monsieur fort bien élevé, me demande s’il doit enlever ses chaussures avant d’entrer dans mon salon. Je ne vais tout de même pas exiger de lui qu’il ôte ses souliers. Samuel Beckett, qui est, on peut le dire, une des très grandes personnalités du vingtième siècle, ne va pas se balader en chaussettes dans mon salon ―

Sa question était une pure formalité. Il n’a pas pris la peine d’attendre une réponse de moi. Samuel Beckett vient d’ôter ses pompes, sans que je ne lui dise rien. Avant d’entrer dans mon salon, donc, Samuel Beckett a pris l’initiative d’enlever ses chaussures. Samuel Beckett est du genre à enlever ses godillots comme ça, en restant debout, déchaussant efficacement la chaussure droite à l’aide du pied gauche, et la gauche du dextre, non moins habilement. Des paraboots, de la robuste godasse avec de grosses coutures sur le dessus, qu’il a laissées au pied du porte-manteau.

Voici Samuel Beckett en chaussettes, devant la table, toujours porteur de son sac en kraft, debout, ne disant rien. L’air de me demander, Et maintenant ?

Et maintenant, je ne sais pas. Tout ce que je trouve à lui dire c’est quelque chose comme, Bonjour Monsieur Beckett. Je ne m’attendais pas à une claque dans le dos, ni même à un baiser avec la langue de sa part, mais lui ne dit rien en retour, se contente, après un temps, de me saluer en opinant timidement du chef.

Samuel Beckett est en chaussettes dans mon salon, il est 7 heures du matin et voici qu’il me fixe de ses yeux bleus. Ces yeux de mouette, comme il l’écrit quelque part. Un temps. Pour rompre le silence, pour essayer d’engager un peu la discussion avec Samuel Beckett, je lui demande, il est vrai assez connement, je lui demande, Mais vous n’êtes pas mort ? Il se contente de hausser les épaules en guise de réponse. Comme si ça faisait une différence.

Ce n’est pas seulement que ma question était un peu bête. Je me dis, maintenant que j’y pense, qu’elle aurait pu le vexer.

Samuel Beckett pose le paquet sur la table, et sort des poches de son veston deux verres à whiskey. Il arrache le kraft. Du Powers, il fallait s’en douter.

C’est assez mécaniquement, mais non sans cordialité, que Samuel Beckett m’invite à m’installer à la table de mon salon, et qu’il remplit les tumblers. Il est quoi ? 7 heures 10 du matin peut-être. Il faut croire que la nuit passée sur mon palier a donné soif à Samuel Beckett : il a descendu le contenu de son verre presque d’une traite. Sur quoi, il prend le parti de me fixer longuement, comme il sait faire, sans rien dire.

Peut-être qu’il convient, ce coup-ci, de ne pas rompre le silence. Cela peut être long. Mais allons-y, silence.

Samuel Beckett se ressert un verre. Soit. C’est sa bouteille. Il fait ce qu’il veut. Samuel Beckett peut faire absolument tout ce qu’il veut chez moi. Libre à lui de se siffler la bouteille de whiskey en entier, d’une traite si ça lui chante, et on dansera le fandango ensemble après. Comme il voudra.

Tout se passe comme si l’idée d’un fandango soudain l’amusait. Samuel Beckett semble se sentir ici à l’aise. Il se met à sourire, se lève, emporte son tumbler rempli à ras bord avec lui et arpente le salon. Impressionnant angle d’ouverture de ses longues jambes à chaque pas.

Samuel Beckett parcourt assez rapidement ma bibliothèque, sans y prêter réellement attention. Il est pensif, rumine quelque chose d’autre, pas du livresque. Il attrape tout de même le livre de Flann O’Brien, The Dalkey Archive, qu’il feuillète. Ça le fait franchement sourire. Je lui dis que je peux le lui prêter, s’il veut. Il me regarde, pétillant, reconnaissant. Oui, je veux bien.

Après avoir nonchalamment glissé le roman dans la poche droite de son veston, Samuel Beckett continue de tourner dans la pièce, le verre à la main, sans en renverser une goutte, pour finalement s’affaler sur le canapé, reprenant l’air morose qu’il avait sur le palier. Il prend une lampée de whiskey et pose le verre sur la table basse, le regard perdu dans le vide. Je me rapproche et m’installe dans un fauteuil. Un temps. Quelques rasades plus tard, Samuel Beckett se décide à parler un peu plus, mais toujours en termes très mesurés. Il n’est, on s’en doute, pas gaillard à s’épancher.

Samuel Beckett reprend un coup de whiskey.

Un temps.

Samuel Beckett m’explique qu’il est venu ici pour que je lui rende un service. Un temps. Quoi comme service ? Un temps. Encore un coup de whiskey. Un temps. Il a l’air terrorisé à l’idée de ce service qu’il a à me demander, ses yeux de mouette soudain s’écarquillent. Qu’est-ce que Samuel Beckett peut bien vouloir de moi ? Qu’est-ce qui peut donc faire si peur à Samuel Beckett, l’écarquiller de la sorte ? Je n’ai pas honte de le dire, ça me fout, à moi, vraiment la frousse.

Samuel Beckett descend d’une traite ce qui restait dans son verre.

Un temps.

Samuel Beckett se déplie du canapé, fait quelques grands pas d’échassier vers la table et revient vers moi, avec les deux verres et la bouteille. Je me sens obligé de vider mon verre qui était resté plein à trois quarts, et l’Irlandais de le remplir derechef.

Un temps.

Samuel Beckett me parle de Flann O’Brien, dont il admire l’humour.

Un temps.

La moitié du verre de mon étrange invité y passe.

Un temps.

À nouveau le regard de mouette, le silence. L’inquiétude, qui me glace.

Samuel Beckett me dit soudain qu’il a besoin de moi pour que je l’aide à rédiger son CV. Je descends mon verre d’une traite. Tout cela est une blague, vraiment. Je vous en prie, qu’il fait, aidez-moi à rédiger mon CV. My resume.

C’est donc sur moi que cela tombe. J’espère qu’ils ne se sont pas donné le mot. C’est un coup à ce que Kafka me demande de remplir sa déclaration d’impôts, et qu’Henri Michaux débarque au sujet, je ne sais pas moi, de factures d’eau. Sait-on jamais ce qui peut passer par la tête d’écrivains morts ?

Après avoir repris un sérieux coup de whiskey, je demande à cet homme à qui l’on a décerné le prix Nobel de Littérature, à cet écrivain qui a révolutionné la manière d’écrire tant dans le domaine du théâtre que du roman, dans quelle branche il aimerait trouver un emploi. Il hausse les épaules. Justement, il ne sait pas.

Quelque chose dans le secteur culturel ?

Un temps.

Il fait non de la tête.

Vous pourriez peut-être diriger un théâtre ?

Même jeu, et de remplir son verre à nouveau.

Enseigner alors ? Je vois passer de l’angoisse dans ses yeux. Et il me dit que non, il a déjà enseigné, à Trinity, et c’était une catastrophe. Samuel Beckett est tout bonnement effondré. J’essaie de le ragaillardir. Vous trouverez bien une université qui voudra de vous, même sans CV. Il vous suffira simplement d’aller vous y présenter. Vous êtes honoris causa à Trinity justement. Allez-y. Vous croyez ? qu’il fait, penaud.

Je me rends compte du caractère saugrenu de la situation.

Samuel Beckett reprend un coup de whiskey.

Un temps.

Samuel Beckett me parle du grand cèdre du Liban qu’il a planté dans son jardin à Ussy. C’est à moi de sourire maintenant. Votre truc, n’est-ce pas ? c’est de faire des trous. Dans la langue, ou bien dans votre jardin. Il acquiesce. Il me parle du petit étang qu’il avait creusé avec son frère, à The Shottery.

Un temps.

Oui, Frank et moi aimions à creuser, c’est vrai. Il sourit.

Frank et Samuel Beckett à Ussy (Lawrence Harvey, vers 1952)

Samuel Becket se souvient. Il me raconte, amusé : alors qu’il était pris dans le chantier de la traduction en anglais de L’Innommable, vraiment un travail harassant, presque aussi terrible que d’écrire ce roman une première fois, il creusait des trous pour se détendre dans son jardin. Je crois que j’aurais dû être jardinier, paysagiste. Pas écrivain. Et pourtant, bon qu’à ça.

Un temps.

Je vais peut-être faire figurer cela sur mon CV : sait creuser des trous. Samuel Beckett semble un peu rasséréné. Il finit la bouteille. Merci pour cette petite discussion. Je reviendrai dès que j’aurai terminé le livre de Flann O’Brien.

Pour ma part, je crois entendre d’ici le vent dans les branches du grand cèdre que Samuel Beckett planta un jour dans son jardin.

(texte adapté d’un rêve)

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Jude Stéfan désherbé

Un entretien de Jude Stéfan vient d’être mis en ligne. D’autres étaient déjà disponibles, et celui-ci, donné en 2004, est au moins aussi éclairant.

Entretien avec Omar Berrada (2004)

Alors, J. S. n’est plus, dont je parlai déjà ici. Et voici sa voix à nouveau et toujours neuve. J’ai repris ses recueils de poèmes, Prosopées, Épodes et quelques autres. Pointe de chagrin à constater que mon volume d’Épodes ou poèmes de la désuétude est en fait issu d’une bibliothèque, la Médiathèque de Roubaix en l’occurrence, qui faisait, comme on dit, du désherbage. Quelqu’un a décrété un jour : cela ne sert à rien de garder Jude Stéfan à la Médiathèque de Roubaix, hop raus ! désherbé Jude Stéfan !

Écouter Jude Stéfan c’est aller de surprise en surprise, et cette pratique donne sens à ses poèmes un peu hirsutes par ailleurs. On se sent moins bête soudain, parce que le gaillard poète parle en termes simples, et il donne à entendre son cheminement à travers la langue, son travail du poème (pour reprendre la formule d’Ivar Ch’Vavar), ses affinités nombreuses, son rire. « Cocteau il disait, il y a rien de plus rigolo que de faire lire Mallarmé à des gendarmes. »

David Cronenberg, Non classé, Stephen King

Dead Zone, exploser la tache aveugle

Il n’y a pas que de la misère. Alors même que, covidiée comme jamais, notre époque retient son souffle au spectacle de la mauvaise dramaturgie médiatique ourdie autour d’une élection américaine des plus pathétiques, Arte a pris l’initiative de rediffuser le Dead Zone (1983) de David Cronenberg, adaptation sobre et efficace d’un roman de Stephen King paru quatre ans auparavant. Le film bénéficie de l’aura de Christopher Walken, de son visage façon mannequin de cire. De fait, la présence de Walken (pas seulement son expression faciale, mais son allure) est ce qui marque définitivement le spectateur, au risque même d’éclipser d’autres qualités inhérentes au film de Cronenberg.

Walken incarne John Smith, personnage qui tient tour à tour de l’ange et du capitaine Achab.

Johnny, un chic type, professeur de littérature sympa, peut-être un peu coincé, était sur le point d’épouser sa collègue Sarah. Un beau petit couple sous le premier mandat de Reagan.

Ce soir-là, Johnny rentra chez lui à bord de sa vieille Cox. Il pleuvait et la route était mauvaise. Tout droit sorti de l’imaginaire de Stephen King, un trente-huit tonnes vint à se renverser sur la chaussée. La Cox percuta la citerne du camion couchée sur le flanc, qui glissait inéluctable et meurtrière sur toute la largeur de la route.

Cinq ans plus tard, John sort du coma. Le monde a changé pour lui : Sarah s’est mariée, a un enfant de dix mois. L’hibernatus aux yeux pleins de chagrin se découvre petit à petit une faculté de précognition : au contact de personnes auxquelles il suffit qu’il tienne la main, il est pris de visions. Dans le film de Cronenberg, la première de celles-ci lui fait vivre un incendie qui a lieu alors chez son infirmière. L’effet est pour le moins saisissant d’un Christopher Walken halluciné dans un lit (un lit d’enfant) en train de prendre feu.

Le don de John le rend précieux à la police ; il parvient à identifier le coupable d’un crime affreux perpétré par un cinglé dont le roman familial est, semble-t-il, digne de celui de Norman Bates dans Psycho. La mère dudit tueur décrète que John est diabolique (elle sait de quoi elle parle), et finit par lui tirer dessus. Il s’agit d’une des grandes scènes de Dead Zone, d’autant plus forte qu’elle anticipe largement sur la fin du film.

Cronenberg ne s’est pas privé de tailler dans la masse du roman de King. On déplorera peut-être la construction psychologique fort succincte de Greg Stillson, personnage central de Dead Zone joué par Martin Sheen. Assez finement élaborée chez King, la psychologie de Stillson — ses antécédents sadiques, son passé de vendeur de Bibles — est largement escamotée chez Cronenberg. Kubrick ne fait pas autrement dans Shining, lorsqu’il transforme un alcoolique en psychotique vertigineux. Le cinéma, faut-il le rappeler ? est l’art des raccourcis puissants.

Stillson se présente en tant que sénateur. Il est aussi un futur candidat aux élections présidentielles. John lui serre la main lors d’un meeting de campagne. La vision est terrifiante : Stillson sera élu président des États-Unis et déclenchera une troisième guerre mondiale. Les intuitions de John sont issues d’une « dead zone », et il est possible d’infléchir l’avenir.

On a, bien sûr, un pincement au cœur lorsqu’on apprend que Sarah a épousé un supporter de l’épouvantable Stillson (dont le nom renvoie à une marque de clef à molette) ; elle a d’ailleurs intégré l’équipe du candidat au Sénat. Son fils sera brandi par Stillson, en guise de bouclier humain, et cela précipitera la chute de Stillson. (Stillson, à cet égard, est indissociable d’une image de fils. Il est toujours lié au fils. Still son.)

La ressemblance entre Donald Trump et Greg Stillson est frappante. Stephen King lui-même en convient : « Et si cela rappelle Trump aux gens, je ne peux pas en être désolé, car c’est un personnage que j’ai écrit. C’était un de mes croque-mitaines et je n’ai jamais voulu le voir sur la scène politique américaine, mais il semble bien que nous ayons un Greg Stillson comme président des États-Unis. » 

John Smith parviendra à infléchir l’avenir ; Stillson finissant mal, se suicidant au bout de l’opprobre. Mais l’homme qui a des visions de la zone morte paiera cela de sa vie.

Autre scène très forte du film de Cronenberg : le moment où Christopher Walken se fait transpercer d’une balle (une History of Violence avant l’heure), celle-ci faisant exploser une lampe derrière lui. Ultime manière d’être traversé par des intuitions de la Dead Zone. Je veux voir en cette lampe qui éclate une image de la tache aveugle rendue visible. John Smith, l’homme de la Dead Zone, l’homme des visions d’outre-mort, au moment de mourir expose cette zone de mort aux regards, le temps d’un coup de feu, d’une lampe qui éclate.

Mais John Smith, c’est le nom de Monsieur-tout-le-monde. C’est vous, c’est moi. Et nous sommes pareillement dans une zone de mort. Tout autant que la candidature de Stillson (sans doute assiste-t-on à une stillsonisation de la politique et du monde), la suite est prévisible. Nous avons charge de l’infléchir. À cette nuance près qu’il ne s’agit pas de précognition ou de seconde vue, mais de stricte lucidité.

William Burroughs

L’infini et le mesquin (Johnsons & Shits, Laurent de Sutter)

S’il est chez William Burroughs, écrivain infréquentable par bien des aspects, un art consommé de se mettre des puces et des cafards aussi bien dans la chemise, son monde hanté et visqueux, si singulièrement traversé d’obsessions, d’intuitions ou de conceptions étrangement lumineuses, entre en résonance avec les catastrophes monotones et sans trêve qui façonnent le nôtre.

On lira, pour s’en convaincre, Johnsons & Shits. Notes sur la pensée politique de William S. Burroughs, pages fortes et stimulantes que Laurent de Sutter fait paraître chez Léo Scheer. L’auteur ne se propose pas de parcourir l’ensemble de l’œuvre au demeurant peu étudiée de Burroughs (on ne sera jamais assez Johnson pour bien laisser infuser Burroughs en nous). De Sutter s’intéresse aux foisonnants Essais de Burroughs (rassemblés et traduits sous ce titre chez Christian Bourgois), pour en isoler deux familles de personnages, deux types de créatures qui ne sont pas sans participer d’une véritable mythologie.

[lire l’article sur Diacritik]

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Catch, boxe, métalepse

Rocky III. Eye of the Tiger (1982)

Première expérience, tout à l’heure, d’un TD mené en visioconférence avec une vaillante poignée d’étudiants de Master en Arts du spectacle et de la scène. Spécialistes de cinéma, art auquel je n’entends couic. Et spécialistes inspirants et inspirés, il faut que cela se sache. Au programme, Mythologies de Barthes, en particulier « Le monde où l’on catche » — avec les pages consacrées à la D.S. ou au cerveau d’Einstein, passage le plus connu du fameux ouvrage.  L’idée consistait à la jouer prudemment, avec un texte célèbre, qui devrait leur parler tout naturellement. Ce fut le cas. En amont, ils avaient eu droit à Barthes en vidéo, un documentaire un peu daté qui se trouve désormais sur le site de l’INA, et aussi sur Youtube. Agrémenté d’un programme de France Culture qui parle des Mythologies, avec Typhaine Samoyault et Eric Marty. Causerie menée par — sa voix mauvaisement cajoleuse — Raphaël Enthoven qui se gausse, et cela ne surprendra personne, de l’ « usager de la grève » dont parle Barthes.

Absolument aucune maîtrise de l’outil visio (je passe sur les tracas liés aux inénarrables identifiants, cela m’a pris une partie de la matinée), ce d’autant que le rapport de conversation est asymétrique : eux me voyant vaticiner depuis mon salon, moi ne les voyant pas. Pire encore : moi me voyant leur parler en ne les voyant pas eux, les cherchant du regard.

Misérable miracle de l’écran. Expérience presque psychotique, vers laquelle, au reste, tend notre monde, notre quotidien. Mon besoin de retour, de feedback (ie. nourrir-en-retour), est impossible à rassasier. C’est en somme la communication qui fout le camp. Des voix auxquelles s’accrocher, cependant, les leurs. Et un peu d’écrit, sous forme de t’chat (sic), dans une fenêtre sur la gauche. Sinon, que dalle. On prêche dans le désert numérique.

Puissante expérience de dépersonnalisation. Pas besoin de rouvrir Levinas pour comprendre que le visage est essentiel, lors d’échanges, de discussions.  

Je sais exactement par où aborder Barthes. Mais très vite, n’ayant pas leur regard en retour, je bafouille, je raconte à peu près n’importe quoi. Je fais le mariole devant mon écran. Je suis en somme moins doué qu’Enthoven. C’est dire. Mais ce que je comprends, assez rapidement, c’est qu’il convient que je m’appuie sur leur parole à eux. Je les écoute. Je les supplie même de parler. Parce qu’on va tâcher de tenir deux heures. Mais oui. On parle du catch en tant que spectacle (dans mon dos, l’œuvre de Guy Debord me toise, dans la bibliothèque), et l’un des étudiants parle soudain de boxe, par association d’idées, sport et ring, combat. Cela fait tilt. Sous le contrôle de Debord, donc, qui doit un peu se moquer de moi qui suis ainsi à me perdre face à mon écran. Mais la distinction est féconde entre boxe et catch.

Je lance un exemple un peu rigolo, le match de charité (« ça peut faire mal quelquefois la charité »), dans Rocky III, où Sylvester Stallone se bat pour de rire contre Hulk Hogan. (Au passage, nous méditons sur le fait qu’au cinéma, dans la critique cinématographique on parle volontiers de l’acteur, on emploie souvent le nom de l’acteur, sans forcément parler du personnage. Souci ontologique majeur, bien sûr, mais cela me passionne ce nœud qu’il peut y avoir entre l’acteur et son personnage, a fortiori dans un cas comme celui de Stallone. Le moi cinématographique actoriel n’est pas le moi romanesque, cette évidence me saute au visage et je ne pense plus qu’à ça à mesure que continue la visiocauserie, et que moi-même je ne suis pas bien sûr d’être vraiment moi-même devant le miroir-mouroir de l’écran.)

L’avantage, réel, qu’il y a à faire cours depuis son salon, c’est la proximité de la cuisine, où se trouve une machine à café. Je continue d’écouter les étudiants, m’étant absenté faire mon café. C’est à ce moment que je suis en vie, quittant l’écran.

L’étudiant qui parle alors d’Henry Fonda jouant exceptionnellement le rôle d’un salaud, est soudain pris de panique : lui aussi fait l’expérience de la psychose, de la parole sans feedback (pire : au loin le bruit de ma machine à café), et il m’entend tâcher de le rassurer : « Continuez, le café est en train de couler ». Car on en est là : cernés par la psychose, chacun dans sa solitude, dans un état spectral constant.

Heureusement, il y a le café. On ne nous a pas encore enlevé ça.

Parole vaine. La mienne surtout, devant ma machine à café Nespresso. Mais ce qui importe à ce moment, c’est que ça cogite, d’autres étudiants écrivent dans le t’chat, affinent ce qui se dit oralement. Bref, ça phosphore et je reviens mourir devant l’écran, nanti de ma tasse de café.

Cette histoire de moi actoriel me travaille et eux aussi il me semble (en tout cas je ne pense qu’à cela), tandis que la causerie évoque le théâtre, le spectacle, l’image et l’idée un peu curieuse d’un signe sans signification, qui est sans doute une vieille scie aristotélicienne — la forme des formes. Je lance l’entéléchie donc, pour voir où ce qu’elle retombe. Et j’ai l’impression que ça parle à l’un ou l’autre des spectres à qui je m’adresse. La formule d’Hölderlin me revient aussi (« signe sans sens », dans son ébauche de Mnémosyne). Je ne suis pas long à les initier un peu aux épiphanies de Joyce (« revelation of whatness », quiddité tout ça), et je leur demande, fort candidement — c’est une vraie question — si une pareille chose qu’une épiphanie au cinéma est possible. Vraiment ? Mais vous êtes sûrs ?

A Woman under the Influence, de Cassavetes. Il y a sans aucun doute de l’épiphanie là-dedans. Gena Rowlands, dans Opening Night, jouant le rôle d’une comédienne. C’est à ce moment à peu près qu’est arrivée la notion de métalepse (car Gena crève l’écran), mais elle traînait déjà dans la discussion alors qu’on évoquait la boxe et le catch, et je pense que son irruption a même été indissociable de boxe et catch.

A Woman under the Influence (1974)

Un des étudiants a formulé une idée que je trouve fort stimulante : la métalepse est davantage une affaire littéraire ou théâtrale. Au cinéma, la métalepse arrive, semble-t-il, plus difficilement. Le cadre de la fiction n’est pas le même. Une distinction majeure est sans doute esquissée ici, rapidement, en visioconférence. Trop rapidement. Il faudra creuser cela. Ces moments où l’on opère une fissure, une fêlure dans la représentation. Lorsque Belmondo, dans Pierrot le fou, parle « aux spectateurs », ce n’est pas vraiment une métalepse. Ce moment d’anthologie est toujours déjà pris et maintenu dans le cadre, même godardiennement foutraque, de la représentation. Alors oui, il y a cette auto qui passe en arrière-plan dans le Falstaff d’Orson Welles (je ne me souviens plus où hélas, il faut me croire sur parole), et c’est vraiment, à mes yeux, une irruption du réel, cette bagnole dans le fond d’une scène qui se passe au Moyen-âge, une sorte de trouée dans la représentation. Ce n’est pas voulu, bien sûr. Mais la métalepse est, semble-t-il, plus rare ou plus difficile (moins naturelle ?) au cinéma que dans le roman. C’est une de nos grandes hypothèses de la journée. Il en faut des comme ça, des journées et des hypothèses. En parlant de métalepse, je me demande ce qu’un cinéaste pourrait faire d’aussi radical que René Crevel dans Les Pieds dans le plat (qui est un roman), lorsqu’il écrit : « Celui qui a jeté treize personnages sur une colline ne dispose plus d’eux. Il n’est pas maître des réactions à quoi le contraindront ces noyés ramenés des marais de la mémoire, des trous de cauchemars. » Ce sera peut-être pour la prochaine session de communication visiospirite avec des étudiants.

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Paul Léautaud, Verlaine et les fleurs

Léautaud, on ne le lit plus guère. Qui se souvient du Petit ami ? Qui va encore se resourcer dans le fort imposant Journal littéraire, ou dans le plus truculent Journal particulier ? C’était un drôle de bonhomme vêtu à la diable, Léautaud, dont on connaît surtout quelques photographies de lui âgé. Elles font partie du mythe. Tantôt il porte un chapeau informe sans doute dégotté au mont-de-piété, ou alors une toque, ou bien ce qui s’apparente à un bonnet de nuit. Comme sur cette photo qui figure sur un choix de ses pages (c’est dans cette édition qu’on le lit désormais, les volumes du Journal littéraire étant devenus introuvables), où l’on voit le bonhomme griffonner dans son Journal, veine d’acribie acharnée saillant sur son front. Un homme, à la lueur d’une chandelle, courbé sur ce qu’il écrit, qui me fait penser, en plus humble, à Joyce immortalisé par Gisèle Freund, vêtu de pourpre cardinalice, bien campé dans son fauteuil en cuir capitonné, déchiffrant un carnet préparatoire au Grand Œuvre. Bref, la photo par excellence du Grantécrivain.

On connaît également la voix de Léautaud, grâce à une série d’entretiens qu’il a donnés à Robert Mallet au début des années 50. C’est une sorte de gouaille un peu bourrue, aux accents criards, la voix cassante d’un vieillard revêche, comme un jet de pierres adressé à la bêtise du monde. Avec beaucoup de malice aussi : il faut entendre Léautaud se marrer. C’est avec ce parler à l’oreille, drôle et intransigeant, qu’il convient d’aborder le Journal littéraire, objet foisonnant, presque infini, pages accumulées d’un grand solitaire qui s’entourait de chats et de chiens abandonnés, mais qui fréquentait Valéry, Marcel Schwob, Gide, André Billy et tant d’autres. Le Journal est une œuvre colossale, précieuse pour les anecdotes qu’il contient, irremplaçable pour qui s’intéresse au premier vingtième siècle en littérature. Car Léautaud, en bon familier du Mercure de France, a tout vu ou presque. Son Journal fait partie de ces grandes aventures du moi, forcément biaisées et partiales, mais belles comme une mauvaise foi qui avance, sûre d’elle et sans masque, et qui sans fléchir bouscule les faux semblants. Mais il n’y a, bien sûr, pas que de la mauvaise foi dans ce Journal. Loin de là. On lira aussi et surtout un enthousiasme, la ferveur d’un homme lucide et touchant, plus en retrait qu’on pourrait le croire.

Tout au début du Journal, à l’entrée du 24 août 1894, Léautaud raconte une entrevue avec Verlaine :

En passant devant le café Mahieu, je vois à la terrasse Verlaine avec cette femme qui l’accompagne toujours. J’ai acheté un petit bouquet de violettes à la fleuriste qui se trouve à côté de la pâtisserie Pons et je le lui ai fait porter par un commissionnaire, allant me poster sur le terre-plein du bassin pour voir de loin l’effet. Il a porté le bouquet à son nez, pour en respirer le parfum, en regardant de tous côtés d’où il pouvait lui venir. J’ai repris mon chemin, enchanté de mon geste.

La scène est extraordinaire. Le Pauvre Lelian avec sa jambe raide est attablé avec son habituelle, un jeune homme lui fait livrer des fleurs. L’énergumène poète les hume, sans savoir d’où elles viennent. Et Léautaud, tout jeune homme, c’est une des premières entrées du Journal, de continuer sa route. Elle sera longue et belle.

Jacques Derrida, Marcel Moreau

Notes sur Marcel Moreau. De la cave au grenier

Marcel Moreau en 2019

Of course all life is a process of breaking down …

(Francis Scott Fitzgerald)

La vie est gravats, il faut donc gravir.

(Pierre Reverdy, ou à peu près)

Il se pourrait que l’œuvre de Marcel Moreau soit inépuisable. On est en droit de suspecter un écrivain de se répéter, lorsqu’il s’obstine et s’étend comme Moreau, sur plus de soixante ouvrages. Or, chez Moreau, il n’est pas question de radoter (on laisse ce loisir à Dieu, depuis Joyce). C’est plutôt un inlassable travail d’excavation.

Toute vie est un processus de démolition. Jamais peut-être la formule de Fitzgerald ne s’est appliquée à quelqu’un aussi bien qu’à Moreau. Breaking down, cela n’implique pas seulement qu’on abatte des murs, que l’on défonce tout de la cave au grenier. Même si, de fait, c’est justement ce qui se passe chez Moreau. Mais pas uniquement ; la démolition est aussi affaire d’amoncellement, de gravats, de ruines accumulées.

Dans son grenier de Ris-Orangis, lieu qu’il nommait son « Sublime », endroit à la fois en-haut et en-dessous, Derrida disait un jour que le refoulement opérait de tous les côtés, en toutes directions, y compris vers le haut. « Je jette par le haut. »

(D’ailleurs Derrida, Safaa Fathy, 1999.)

Moreau s’emploie à un travail d’excavation qui est aussi une sorte de refoulement/sublimation, « par le haut », de la cave au grenier. Excavation, mais vers le haut, vers le Sublime qui est aussi d’en-dessous.

Moreau, donc, et de fond en combles, creuse. Un livre comme Bal dans la tête (1995), « moment spasmodique de la littérature du Doute », mi-introspection mi-enquête sur une mort désirée autant qu’inavouable, est le fruit d’un pareil creusement, cela s’acharne tout contre la vie. Sous les gravats, démolition oblige, le poème travaille. « Je n’ai jamais cessé d’écrire, même quand je peignais… J’ai trois mille pages enfouies sous les décombres ! »   

Bal dans la tête ne témoigne pas aussi clairement, aussi fermement du sublime que La vie de Jéju (1998). Car Jéju est un maître-ouvrage de Moreau, qui parvient à jeter vers le haut. Un livre qui continue de creuser, mais dans l’azur, depuis le grenier. Bal dans la tête creuse dans des régions plus basses, dans lesquelles l’écriture s’obstine au risque de se perdre. Maladie, mort, désir rendu foutraque par mort et maladie. L’écriture doit en passer par là, par cet état d’aliénation, presque de démence : Bal dans la tête est une impasse féconde qui permet que se fasse entendre la voix de Jéju, et, aussi, celle que l’on entend dans un petit livre sublime comme La jeune fille et son fou (1998). Il est chez Moreau une mélancolie active, comme chez Van Gogh. Mais c’est aussi un art de la joie que celui de Moreau. « J’aime tes manques : ils sont désirables. J’aime tes lapsus : ils sont capiteux. J’aime tes erreurs : ce sont des nuages. J’aime tes refus : ce sont des poignards. J’aime ton imperfection volant en éclats. Je ramasse les éclats, les rapproche, les rassemble, sans chercher à ce qu’ils retrouvent, dans l’ensemble, leur place. Tu n’es pas un puzzle, tu es un désordre. La perfection du désordre, c’est toi. » Un art torturant de la joie qui secoue l’être de la cave au grenier, qui le jette tout entier par le haut.

Dante Alighieri, Nick Tosches

Chemins de Dante, 1

Lire Dante. Est-ce seulement possible ? Lit-on Dante seulement ? Peut-on imaginer un lecteur d’aujourd’hui, une lectrice de maintenant, lisant Dante à la manière dont Adam et Ève, mettons, virent l’Éden pour la première fois ? Nous sommes tributaires d’une sédimentation culturelle, d’un empilement vertigineux de lectures souvent abyssales, d’interprétations de Dante dont témoignent notamment les seize volumes de la Enciclopedia Dantesca. Tâchant de réemprunter des chemins fort courus pour certains, je propose de retrouver le fil de lectures inspirées ou de sentiers critiques qui mènent à cette œuvre dont on ne parvient pas à épuiser la signification, encore moins la modernité.

Car quelque chose avec Dante immanquablement nous dépasse.

On n’apprécie cette œuvre inouïe, particulièrement la somme poétique ou le grand roman d’aventures dans l’au-delà qu’est la Commedia, que dans une bibliothèque qui a commencé bien avant nous — avant Dante lui-même — et qui n’a de cesse de s’agrandir. Preuve en est que, dans Seven (1995), c’est en déambulant entre les rayonnages d’une grande bibliothèque américaine que Morgan Freeman découvre Chaucer, mais aussi la Divine Comédie. Brad Pitt est quant à lui moins studieux, qui abandonne sa lecture sur un « fucking Dante ! ».

Le film de David Fincher trouve un ancêtre dans Peur sur la ville (1975) d’Henri Verneuil, où le tueur en série était lui aussi un grand lecteur de Dante (Belmondo tenait le rôle de la belle gueule, avant Brad Pitt). Au chapitre des serial killers, Hannibal Lecter, le personnage mémorable de Thomas Harris immortalisé à l’écran par Anthony Hopkins, est lui aussi un amateur de Dante. Adapté d’un roman de Dan Brown, Inferno (Ron Howard, 2016) se place assez lamentablement dans le sillage de Dante — à ces œuvres, livre et film de peu de souffle dont il convient que l’on oublie à peu près tout (qui se souvient encore de Dan Brown ?), on préférera La Main de Dante (2003), polar jubilatoire de Nick Tosches.

Dante, c’est incontestable, est devenu davantage qu’un phénomène littéraire : il nourrit l’imaginaire du grand public, et ce n’est pas seulement affaire de bibliothèques. Les références au poète sont nombreuses dans le domaine du jeu vidéo (où l’on recycle l’Enfer presqu’aussi souvent que les visions de Lovecraft), un groupe de pop irlandais s’est baptisé The Divine Comedy et Thom Yorke, le chanteur de Radiohead, nous explique quant à lui que Hail to the Thief (2003) est inspiré par l’Enfer de Dante. Cela pour la modernité de Dante, dont on pourrait multiplier les exemples, tant les visions les plus désespérées de cet homme à cheval sur les treizième et quatorzième siècles nous sont contemporaines.

L’horrifique primerait donc chez Dante. Le terme « dantesque » est entré dans la langue française au dix-neuvième siècle, où il prend généralement le sens d’effroyable. C’est que l’un des principaux contresens pour ce qui est de Dante consiste à réduire son œuvre à l’Enfer. Ce livre ou ce lieu nous parle tant, estime Schopenhauer, car, portant incontestablement un regard sur notre monde réel et concret, Dante parvient à lui donner sa profondeur en tant que pire des mondes possibles.

Si l’œuvre de Dante constitue une passerelle entre Moyen-âge et Renaissance, elle est aussi un carrefour d’échos, qui se réverbèrent jusqu’à nous. La porte de l’Enfer selon Rodin n’a pas fini de nous rappeler à notre incurable misère. Et Delacroix a su nous faire grimper sur la barque de Dante. Il faudrait pouvoir écrire l’histoire de ces distorsions et de ces transformations ; donner à lire le grand rêve suscité par le « salmigondis d’un goût bizarre » de la Divine Comédie (selon Voltaire), mais aussi par l’amour courtois contenu dans les Rimes et surtout dans Vita Nova (texte plus fulgurant qu’on pense), par le théâtre singulier d’une œuvre-vie également, d’un poète qui sut mettre autant de pensée, de politique, que d’émotion dans son poème. Il faudrait, ce faisant, mieux comprendre l’œuvre, extirper Dante de sa poix dantesque et gravir la montagne du Purgatoire (et avant cela, se cramponner au cul de Dité au moment de passer de l’autre côté du monde), en ne manquant pas de saluer Belacqua, et ensuite, une fois que le païen Virgile nous aura faussé compagnie, écouter Béatrice, pour mieux se livrer à elle. Elle-même, on ne le sait que trop peu — on lit rarement aussi loin —, sera relayée par Bernard de Clairvaux au trente-et-unième chant du Paradis.

D’aucuns, dont je suis, ont découvert Dante à travers la traduction de Jacqueline Risset. De nombreuses traductions lui ont précédé (Rivarol, Lamennais, Masseron, etc.). D’autres ont succédé, et cela n’est pas fait pour s’arrêter. Certaines traductions ont plus de succès, de persistance ou de durabilité que d’autres. À mes yeux, celle de Risset reste la voie d’accès galvanisante au grand poème. Sans doute que l’on découvre désormais Dante à travers les travaux de René de Ceccaty ou de Danièle Robert. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les traductions et les rééditions se multiplient à l’approche du sept-centième anniversaire de la mort du poète.

Dans un essai récent, Tiphaine Samoyault évoque la traduction de la Divine Comédie par André Pézard : « Elle fait résonner le modèle dantesque, mettant en dialogue les langues et les cultures de l’espace européen médiéval tout en donnant au poème son air de pays lointain, son atmosphère de conte de fées. Toutes les grandes traductions sont néologiques. » (Traduction et violence, 2019, p. 77). Alors que Pézard ne saurait l’emporter (il francise Francesca en Françoise au chant cinquième de la Comédie), la « sylve obscure » dans la traduction de Jean-Charles Vegliante est loin de me déplaire ; si l’on pense aux elfes sylvains dans le domaine de la fantasy, c’est aussi et surtout que la « sylve » est très proche de la « selva oscura » dans la langue de Dante, idiome lui-même largement, superbement néologique (le « trasumanar » du premier chant de Paradiso en est sans doute l’exemple le plus célèbre). Sans doute que tout poème est néologique. Faire un poème, c’est trouver une langue, comme dit Rimbaud, mais une langue toujours-neuve. L’audace de Dante, qui ne me parvient pas seulement à travers Dante, mais aussi par le génie de ses traducteurs et exégètes — cette audace flamboyante donne le sens d’une langue toujours mouvante et renouvelée. La vivacité de Dante est aussi garantie par celles et ceux qui revisitèrent l’œuvre, et surent parler poétiquement depuis ce point précisément de la culture occidentale. 

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Grenouille

Ora ha Giotto il grido

(Purgatorio)

Vendredi, 4 février 1994, plateau de l’émission animée par Antoine de Caunes et Philippe Gildas, Nulle Part Ailleurs. Stéphane Saunier en est alors le programmateur musical. Qui a vu se souvient. Successivement, sur le plateau de Canal, on verra interprétés ce soir-là, juste après les Guignols : « Rape Me », « Pennyroyal Tea » et « Drain You ».

Ce sera surtout un cri. Il est un peu plus de vingt heures. On change de décor. In Utero vient de sortir dans les bacs, que l’on peut écouter en « plantant, dit de Caunes, un soc de charrue dans les sillons d’une galette noire de trente centimètres de diamètre, qui tourne à la vitesse de trente-trois tours un tiers à la minute ». Au second plan, on déplace des baffles, on aperçoit le guitariste intérimaire Pat Smear. Pat Smear, qui fut, entre autres, musicien de Nina Hagen, amant de Courtney Love. Pat Smears aime à jouer de la guitare pieds nus. Aussi ôtera-t-il ses pompes après « Rape Me ».

Le concert aux mille bougies, comme à l’occasion d’une veillée funèbre, le concert testament parmi les lys, l’unplugged de New York, le mythique concert acoustique donné pour MTV où furent repris un morceau de Bowie, une composition très méconnue des très oubliés Vaselines, quelques chansons des guère plus fameux Meat Puppets, une chanson de Leadbelly (parfait inconnu, avouons-le), tout cela, lys, bougies et anthologiques reprises, est déjà derrière eux. Voilà. Que reste-t-il ? Une tournée en France qui sera avortée en cours de route. Maux de ventre, malaises, overdose, etc. Et Rome est encore à venir.

4 février 1994. Première apparition télé du groupe en France. Appeler cela un événement. Kurt se flinguera deux mois plus tard. À cette nouvelle, dit-on, toutes les autos de Seattle s’immobiliseront un instant. On ne se rend pas bien compte.

J’imagine pour ma part les Last Days de l’idole grunge : un gamin halluciné, errant par les rues de Seattle, un peu comme une bête traquée. Maigre, clope au bec, celui que l’on nomme simplement Kurt porte un de ses gilets élimés, une camelote de T-shirt, un jean pourri, chausse des baskets pas mieux. Sa barbe est de paille. Il va prendre feu. Quelque chose de l’éternel adolescent. Teen spirit. La nonchalance d’un petit dieu sous acides. Manière de punk. Dionysos émacié, fatigué. Il ne réalise plus. Ne jouit plus. On ne se rend pas bien compte. Il a lu l’histoire de Jean-Baptiste Grenouille, et redoute cette fin : « Chacun voulait le toucher, chacun voulait en avoir sa part, en avoir une petite plume, une petite aile, avoir une étincelle de son feu merveilleux. Ils lui arrachèrent ses vêtements, ses cheveux, l’écorchèrent, le plumèrent, l’assaillirent comme des hyènes, plantèrent leurs griffes et leurs dents dedans sa chair pour dilacérer ce dieu vivant. » C’est ma foi presque aussi rock’n roll que chez les Anciens. Il existe une photo datant de 1970 où l’on voit un autre de ces géniaux suicidés de la société, Jim Morrison, hilare, en plein Seattle justement. On lui trouve un air de Kurt Cobain sur ce cliché pris par Frank Lisciandro dans la ville émeraude : cela est lié au sourire sans doute, diabolique et enfantin. C’est d’autant plus frappant que les photos prises de Morrison en 1970 nous montrent d’ordinaire un personnage bouffi, dont le visage est mangé par une barbe qui ferait presque penser, un peu sale, à celle de Walt Whitman. Ici, en 1970, dans les rues de Seattle, c’est Kurt Cobain mal rasé, hilare, que j’ai envie de voir, en surimpression sur la silhouette quasi féline de Morrison. Ce n’est pas la bête traquée, camée jusqu’à l’os. Ni un ange, on l’aura compris. C’est déjà Grenouille.

Il y a ce film tellement complaisant — affreux et bucolique — de Gus van Sant, que tout le monde ou presque, heureusement, a oublié. Ce film librement inspiré des derniers jours de Kurt Cobain, aux interminables plans séquence, aux travellings prétentieux (cinéma d’auteur, mettons), irregardable pour qui a vu Kurt sur Canal, pour qui verra Kurt parmi les lys, pour qui a une fois dans sa vie planté le soc dans les sillons de la galette noire. Ce machin pathétique vaut bien mieux, cependant, mille fois mieux que l’iconologie du guitar hero vaguement, piètrement rimbaldien, mort comme Morrison, comme Hendrix, comme Joplin, comme Brian Jones à vingt-sept ans, tu parles d’une galerie de crevés, ce mauvais métrage plein d’afféterie vaut mille fois mieux que le mythe abominable et vain que l’on sert quotidiennement sur papier glacé à des gamins comme revenus de tout. On croirait d’ailleurs qu’ils ont fait la guerre ces mômes, sursaturés qu’ils sont de mauvais pixels, l’image-mouvement semblant aller pour eux de soi.

Last Days (2005)

C’est surtout un cri ce soir-là, peu après vingt heures, sur le plateau de Canal. Le trio grounge (comme dit malicieusement de Caunes) vient d’interpréter « Rape me »  impeccablement, « Pennyroyal Tea »  non sans un petit accroc, c’est de grunge rigueur, dû à la guitare fatiguée de Kurt, avant le dernier refrain. Kurt remercie après ce morceau qui n’est pas le dernier, du bout des lèvres. Je préférerais croire en la maladresse du timide. Le public réclame un troisième morceau. À l’évidence, ce bis est téléphoné. Nirvana accepte, enchaîne sans attendre, c’est prévu ainsi dans le contrat, et le temps presse. Il reste, à tout casser, deux mois. Et voici, cher public, « Drain you », morceau extrait cette fois-ci de l’album Nevermind.

One baby to another says

I’m lucky to have met you

I don’t care what you think unless

It is about me

It is now my duty to completely drain you

A travel through a tube and end up in your infection.

On a beau jeu de souligner la hardiesse, l’étrangeté du propos, de pointer la simplicité de la musique. Et je ne suis pas bien sûr que Cobain fût ce que l’on peut appeler un grand chanteur. Tout juste une voix, mais cela suffit. Car l’équilibre fragile de ces morceaux musicalement pauvres, combien efficaces, dépend tout entier de la voix criarde, au bord de la rupture, de Kurt Cobain.

Cobain & Burroughs, novembre 1993.

Le biographe de Cobain, Charles R. Cross, rapporte que, en tournée à Rotterdam, le chanteur ne disposait pour seul bagage que d’un vieil exemplaire de Naked Lunch, l’ouvrage fameux de William S. Burroughs. Cobain et Burroughs enregistrèrent un morceau ensemble, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Il faut croire que l’écrivain fascinait le chanteur : celui-ci lui demanda de jouer le rôle du crucifié dans le clip pharamineux de « Heart-Shaped Box ». Burroughs refusa.

She eyes me like a pisces when I am weak

I’ve been locked inside your heart-shaped box for a week

I was drawn into your magnet tar pit trap

I wish I could eat your cancer when you turn black

C’est ce que l’on peut nommer un quatrain typique de Cobain, qui va plus loin encore, dans l’étrangeté et la hardiesse, que « Drain you ». « Elle me zyeute comme un natif du poisson quand je suis faible / On m’a enfermé dans ta boîte en forme de cœur pour une semaine / J’ai été attiré dans ton piégeux bourbier magnétique / J’aimerais pouvoir bouffer ton cancer quand tu auras viré noir. » Sans doute n’est-ce pas de la très grande poésie, mais il faut entendre cette strophe chantée. Là encore, c’est la voix, la présence fantomale de Cobain qui scelle l’acte magique. On ressent l’influence littéraire et diffuse de Burroughs, dans les images qui collent au corps, dans cette affaire de cancer, mais aussi, à la fin du morceau, dans ce cordon ombilical — noose, c’est aussi bien un nœud coulant — par lequel on remonte aux origines.

Throw down your umbilical noose so I can climb right back

In Utero. Soit. Autant dire, retour à la tombe. Elles nous accouchent à cheval sur la tombe, c’est dans Beckett. Mais ça pourrait tout aussi bien se trouver chez Shakespeare qui a toujours raison, alors ?

Les deux hommes se rencontrent au domicile de l’écrivain à Lawrence, Kansas, en novembre 1993, discutent de choses mystérieuses, de la pluie, du beau temps, mais il n’est pas question de drogue. Kurt crame clope sur clope, ne boit pas. Il remet à Burroughs, et la lui signe, une biographie de Leadbelly, bluesman et artiste folk révéré de tous, de nous tous, pas vrai ? Le vieil homme ne lui a pas montré sa collection d’armes, a offert une peinture au gamin dont il évoquera plus tard le teint prématuré de cadavre.

Autre influence, on l’a vu, celle de Patrick Süskind, dont le nom figure, avec celui de Burroughs, dans les remerciements d’In Utero. La deuxième chanson de l’album, « Scentless Apprentice », est assez transparente : c’est de Jean-Baptiste Grenouille dont il s’agit. Pas de doute. « La haine qu’il éprouvait à l’égard des hommes restait sans écho de leur part. Plus il les haïssait, plus ils l’adoraient comme un dieu, car ils ne percevaient de lui que l’aura qu’il s’était arrogée, son masque odorant, son parfum volé, et celui-ci était effectivement digne d’adoration. » Bien que Kurt n’appréciât guère Scott Fitzgerald et Hemingway (lequel se fit sauter le carafon), il admirait, s’en étonnera-t-on ? Samuel Beckett. Il me plaît d’imaginer les Last Days de Cobain à Seattle, envisagés sur le mode drolatique et grinçant de Molloy. « Il est inutile d’insister sur cette période de ma vie. À force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. » C’est sur ce point précisément, l’absence de comique — Kurt ne manquait pas d’humour — que, de travelling en plan séquence, continuant pathétiquement une méditation initiée avec le splendide Gery et prolongée avec le tiède Elephant, que van Sant se trompe, lamentablement se goure, faisant une fois encore du bon cinéma d’auteur, en dressant le portrait doloriste d’un rebelle déjeté, savoir, ce Blake librement inspiré de Cobain, qui n’est jamais, cher public, que l’icône prostrée, une de plus, de dame Amérique, vêtue comme il se doit d’une robe de catin, armée comme il se doit d’un fusil de chasse : ultime appartenance, il est vrai, à la galerie des crevés. Au reste, comment raconter cette histoire ?

C’est surtout un cri. Nous sommes sur le plateau de Nulle Part Ailleurs. Stéphane Saunier, qui a un sérieux passé dans le métal, est programmateur musical de l’émission. C’est à l’époque pas si lointaine où il se passait encore des choses, même téléphonées, sur le petit écran. Le sympathique trio de Nirvana auquel s’est adjoint Pat Smear est endimanché, et cela surprend, et cela jette franchement. On n’est pas grunge sans être un tant soit peu dandy. Le géant yougoslave, Krist Novoselic, a remonté les manches, que voulez-vous ? il joue bien. Dave Grohl se donne à fond. Pat Smear, punk authentique, le guitariste de The Germs, assure. « Drain you » est peut-être le morceau le plus abouti du répertoire de Nirvana. C’est le passage instrumental. Kurt se défait de sa Fender, la jette par-terre, comme lassé de ce jouet déglingué. Il compte en découdre, le temps presse, deux mois, à tout casser.

Tout casser. C’est devenu, sur la scène rock, une figure imposée, casser le matos. Depuis The Who, disons. Pour Nirvana, la canonique destruction de matériel, on la trouvera dans le Live & Loud de décembre 1993. Lors de cette farce épique, Cobain fait la gueule sans désemparer, à deux instants près. Il bouscule les enceintes, produit comme il peut tous les larsens qu’il peut, lance à plusieurs reprises sa guitare très haut dans les airs, la piétine, etc. Destruction canonique de matos. Soit. Il crache sur la caméra également, ce qui ne manque pas de déclencher le sourire absolument insane qu’on lui connaît. Mais il y a mieux encore. La strato envoyée valdinguer une bonne fois pour toutes dans le coin de la batterie de Grohl, il tend un miroir au public, singe ses puants adulateurs, les applaudit en adoptant la pose affectée du crétin. Je vous emmerde. Grenouille là encore. « Ce qu’il aurait souhaité plus que tout, ç’aurait été de les rayer tous de la surface de la terre, ces êtres humains stupides, puants, érotisés, tout comme naguère il avait rayé les odeurs hostiles, dans le pays de son âme entièrement noire. » Et Jean-Baptiste Grenouille, créature exsangue du spectacle, de rejeter sa tignasse de côté, de quitter la scène, le visage fermé.

Vendredi, 4 février 1994. Plateau de Nulle Part Ailleurs. Il est un peu plus de vingt heures. C’est l’instrumental. Kurt vient de balancer sa Fender Mustang un peu déglinguée. Il se concentre. Force et fragilité. Romantisme, je veux bien. Il tourne autour du micro, entraîne le pied en arrière avec lui, tourne le dos, revient sur l’avant de la scène dans la transe étrange de qui veut en découdre — il est face au Mur — sa main baguée s’agrippe au micro, la tignasse est retombée sur la face de Grenouille, et c’est le Cri. Dernier refrain, pour la forme (c’est dans le contrat) et celui qui fait la gueule et nous hait comme personne, d’une haine à mesure érotique — Jean-Baptiste Grenouille quitte la scène sans demander son reste. À l’évidence, il n’y a plus de bis possible.

On aimerait que le reste soit silence.

[16 juillet 2009]

Jean Dubuffet, Marcel Moreau

Poésie brute. Notes sur Marcel Moreau

L’œuvre de Marcel Moreau (1933-2020) est des plus vaste. Une soixantaine d’ouvrages, qui témoignent d’une abasourdissante traversée de la langue. Par où aborder ce massif ? Quelle est la propédeutique ou l’initiation à ce corps bouillant ?

Il y aurait, peut-être, les maîtres-livres : Quintes, qui est le livre des origines (1962, réédition 1998), ou le vociférant À dos de Dieu ou l’ordure lyrique (1980, réédition 2018). La somme viscérale de La vie de Jéju (1998) ne nous donnerait-elle pas le véritable accès au Volcan ? Pourquoi pas ? Mais ce serait commencer trop fort, trop raide. Abordons Moreau plus en douceur, plus de biais. Ouvrons la surprenante correspondance qu’il eut avec Jean Dubuffet, telle qu’éditée par L’Atelier contemporain en 2014.

De l’Art Brut aux Beaux-Arts convulsifs propose une approche au-dessus du Volcan. Un survol de cet espace en fusion, de cette parole incandescente. Les intensités de Moreau s’y déchargent en Dubuffet, dans une correspondance amicale et fraternelle. « Votre œuvre est comme un cerveau visible, jeté fumant dans l’espace. » (Moreau à Dubuffet, 22 octobre 1971). On est tenté de renvoyer le compliment à Moreau, qui lui aussi précipite sa cervelle, d’un livre l’autre, sur l’espace de la page. Et ses viscères aussi bien.

Le dialogue entre Moreau et Dubuffet tient de la symbiose, il nous permet d’accéder à la poétique de Moreau et à l’esthétique de Dubuffet selon des entrailles primitives, que le peintre et l’écrivain semblent avoir en partage : « Une couleur, une forme qui soient tribales, tripales, qui résument avec des dévergondements, des commencements de gâchis rattrapés par le feu, la torture nue du destin. » (Moreau à Dubuffet, février 1969). Moreau, Dubuffet, ces deux-là œuvrent chacun et ensemble, dans une pratique qui vise à ruiner nos attentes et à repenser la peinture aussi bien que l’écriture : « Votre lettre, écrit Dubuffet, faisait mention d’un livre a-culturel refusé par Bourgois et par Gallimard, ce qui est un excellent signe. Il faut faire des livres impubliables et des tableaux invendables, c’est le meilleur test pour s’assurer qu’on est parvenu à révoquer complètement le champ culturel et son insidieuse contamination. » (23 janvier 1977). Le livre dont il est question est À dos de Dieu, ouvrage mythique initialement publié en 1980 chez Lunot Ascot, que l’on compare volontiers, pour le rythme et la cruauté, pour le jeu constant sur l’identité nécessairement scindée, aux Chants de Maldoror, à Moravagine de Cendrars. Il s’agit aussi d’un livre des créations, une lancinante parturition qui termine sur un recommencement, à mieux dire : ouvre sur le livre suivant. Le magma incoercible de Moreau, ce que je nomme son intarissable poésie brute, se présente comme une écriture baroque et tendue, qui sait l’outrance aussi bien que la préciosité. Et cela s’étend et prolifère. William Burroughs comparait le langage à un virus. Moreau, quant à lui, parle de cancer.  Les anges, on le sait bien, ne connaissent pas l’infirmité du langage. Faisant l’expérience d’une grandiose maladie verbale, c’est à corps perdu que Moreau fait l’Ange et la Bête, qu’il s’engage au fond de l’infirmité, en pleine inconnaissance (cf. la « fatigue mystique » dans Jéju). Ce faisant, il nous procure l’antidote viscéral et sacré aux terribles transparences d’aujourd’hui.


		
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L’Exercice du silence, Serge Núñez Tolin (Le Cadran Ligné, 2020)

Silence is sexy

(Einstürzende Neubauten)

La parole poétique a partie liée avec le silence, c’est entendu. Qu’elle évoque l’arbre, elle pourra s’intéresser davantage au bleu du ciel qu’aux ramures qui s’y découpent. Cette manière de négatif peut faire penser à la pratique du Zazen. L’être méditatif, immobile, laisse filer les images, vise à se retrancher de tout, dans une quête de vide. Le ciel pur davantage que les branches. Le silence plutôt que les effractions de la parole. Et cela donne le constat suivant chez Serge Núñez Tolin : « J’ai appauvri ma langue et vidé la pensée. Il me reste quelques mots et deux ou trois images. / Je suis une chose immobile où il n’y a pas de silence. » L’Exercice du silence témoigne d’une quête difficile, dont cet ouvrage propose une sorte de récit délabré, lequel tâche de remonter la rivière de la parole, avec pour corrélat la malédiction du visible. « Renverser le sens du récit, se tenir complètement dans le visible. » Tant et si bien que Núñez Tolin tâche de donner à voir ce que peut être un « organe du silence ». Le regard est sans cesse sollicité, en cela qu’il obéit à une présomption muette. Pour autant, cet Exercice n’est pas un énième traité sur la vue. Davantage une rêverie sur un regard tacite, une ébauche de ruine quant au silence. « Le Néant parti, reste le château de la pureté, » écrivait Mallarmé. Et ce sont, je crois, les ruines d’un pareil château qui s’amoncellent ici.

Dire et voir, dans l’ineffable de l’ « Il y a », voici un des buts de cet Exercice, de cette pensée qui emprunte les sentiers fragiles réservés à la poésie, selon des fulgurances aphoristiques qui sont comme autant de trouées sensibles à même les choses. « Épuiser les choses jusqu’au dernier mot. » Un à un, jusqu’au dernier ― si ce dernier existe ou a lieu d’être. Il s’agit d’une tentative d’épuisement qui semble aboutir et qui par certains aspects, comme à corps défendant, achoppe sur de l’ouvert. Une dette, à mieux dire, qui toujours revient : « Ce vivant silence dont on ne cesse de s’acquitter. » Par cet ajour se faufile une pensée promise à la ruine. « Trouver des mots en ruinant la pensée. » Dilapider, à la lettre, mais selon une précarité profuse : arrachement au bruit, maigreur, puissance du décharné.  Pour le dire autrement, l’acheminement vers le silence passe par les obstinations de l’homme qui marche de Giacometti.

Le visible et son inachevable, aussi indissociables que le Voyageur et son ombre, font l’objet de L’Exercice du silence. « Inachèvement du regard toujours repris dans l’élan du vaste. » Cela ne saurait avoir de fin. Nul aboutissement, et encore moins aboutissement du nul. Bien moins, ou davantage, et c’est presque trop : « Parvenir à un mince filet de mots, à la maigreur d’avoir dit. » On pense à Beckett et Cioran discutant autour de l’idée du moindre, de lessness, « mélange de privation et d’infini ». Pour autant, un constant « filet sonore » s’entête au fond des vœux du silentiaire, et il n’est pas sûr qu’il convienne d’exercer le silence, son impouvoir aussi bien, sur ce qui ne peut être dit. Le dialogue avec l’auteur du Tractatus Logico-philosophicus était, au reste, inévitable : « Avancer vers ce qui ne peut être dit et ménager dans les mots un silence constamment à refaire. » L’indicible scintille lointain sur l’horizon, sur l’horizon seulement du silence.

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Claro le fils

                                                   

… Son of man,

You cannot say, or guess, for you know only

A heap of broken images, where the sun beats.

(T.S. Eliot)

Claro est, on le sait, un grand défricheur. Il fraye un sentier précieux dans l’espace littéraire. Ses chroniques tenues dans Le Monde des livres (2017-2019) ou encore celles, toujours d’actualité, sur Le Clavier cannibale, en témoignent généreusement. Au reste, un lecteur du Murmure du monde de Lambert Schlechter ne peut être foncièrement mauvais.

À ma courte honte, je ne connaissais pas l’œuvre de Claro, pourtant vaste, avant sa Maison indigène (Actes Sud, 2020). Le livre aurait pu lui valoir le Renaudot, mais la réaction de l’auteur à cette nouvelle a été des plus tranchées : « … je n’ai aucune envie de participer à quelque masacarade que ce soit, même patronnée par des écrivains aussi talentueux que le sont, pour ne citer qu’eux, messieurs Beigbeder, Guidicelli et Besson. Je vous demande donc de bien vouloir retirer au plus vite mon livre de votre sélection. » (Aux membres du jury du prix Renaudot, 5 mai 2020). Tout récemment, Claro rappelait sur France Inter n’éprouver aucune fascination pour les prix : « je n’ai pas la fibre hippique ».

Ce sont les mêmes immuables tartufferies toujours. Qui, par exemple, font de l’inénarrable Roselyne Bachelot une des plus importantes signataires de la récente pétition en faveur de la panthéonisation — coup double abject autant que ridicule — de Rimbaud et de Verlaine. Mais oui. La mirifique Roselyne Bachelot qui s’est notamment illustrée en participant à Fort Boyard ou en déclarant que la musique de Verdi est à même de vous prendre « par les couilles ». Non moins scrototractée, la relecture en diagonale distraite des Dix petits singes (sic) d’Agatha Christie par Nicolas Sarkozy, contempteur fameux de La Princesse de Clèves. Car on en est là. Le déni de poésie est permanent. C’est pour cela, précisément, qu’il convient de lire Claro dont la tâche, avec La Maison indigène, me semble être une réactivation authentique et consciente de l’écriture, sans concession hippique d’aucune sorte.

Je connaissais, donc, Claro de réputation. Il est celui qui a traduit l’intraduisible House of Leaves de Mark Z. Danielewski. Et voici que ce baroudeur des textes impossibles nous propose La Maison indigène, qui n’est pas, à proprement parler, impossible. En cela que ce livre est tout le contraire d’un labyrinthe expérimental à n dimensions.  

Bien sûr que tout livre est une maison. Claro nous le rappelle. Que ce soient les livres de Jean Grenier, d’Albert Camus ou de Jean Sénac. « Une géographie psychique joue au palimpseste sous la peau des murs, et le moindre mouvement, la moindre émotion en révèle les reliefs. Non pas une arrière-pensée, mais un affect ancien, prompt à ressurgir dès que les ombres se déplacent. » Pas un mot ne dépasse, mais quelque chose gronde et s’obstine dans cette prose limpide qui a pour fonction, ici, d’animer l’anamnèse rêveuse d’un homme dont la maison est « de papier » (Maison des feuilles, toujours). Claro s’engage dans un « pli du temps magnifique à déplier ». Les courts chapitres de ce récit qui vise à réparer vont dans le sens d’une quête kaléidoscopique des origines. Peut-être qu’on n’accède alors qu’à un tas d’images brisées. Le récit de Claro, les images successives qu’il dispose sous nos yeux, brûlent au soleil d’Algérie, sous le haut patronnage notamment de Camus, Jean Sénac et de Visconti : « Entre l’Arabe anonyme abattu par Meursault en 1942, le corps-acteur de l’Arabe criblé de balles imaginaires par Mastroinanni en 1967 et le poète Sénac poignardé dans sa cave court un étrange fil rouge qu’il faut s’efforcer de suivre et de dénouer, un fil qui serpente dans le labyrinthe algérien, reliant divers protagonistes inattendus. » Le hasard s’organise entre mémoire et oubli, l’énigme du père se déplie un peu (mais pas tant que ça : il s’agit d’un père après tout). Peut-être l’éclat le plus coupant du livre de Claro, le chapitre qui s’intitule « L’odeur des barbes ruisselantes » est un curieux Je me souviens, construit, comme tout acte de mémoire véritable, à même l’oubli. « Oublié les ambitions strangulées du père, les rêves démâtés du père, la forêt incendiée ― incendiaire ? — des poèmes écrits à la main tremblante ― tapés cognés — à la main de plus en plus tremblante, et la voix qui brûlait par saccades au bout de la nuit, et le renoncement autant obligé que consenti à la publication, la gloire tassée sous le vaste presse-papiers de l’indifférence. (…) Je n’ai pas oublié l’amitié penchée des adultes et qu’ils disaient parfois ce qu’ils pensaient. Non, je n’ai pas oublié qu’ils m’oubliaient. J’ai oublié la clé, pas la serrure. J’ai oublié que mes sœurs étaient moins connes que moi. »

Claro, tête de lard qui refuse les prix littéraires, intègre à son dispositif d’écriture une puissante brûlure ― soleil d’Héliogabale, Ecbatane en sourdine, Illiade véritable — qui empêche toute annexion de son territoire. La Maison indigène n’est pas un livre pour Roselyne Bachelot. C’est d’écriture dont il s’agit.

Les grands textes se reconnaissent à cela qu’ils sont infalsifiables. Surtout, ils contiennent leur propre ruine. Oui, ce sont des maisons, maisons des feuilles, espèces d’espaces entre le livre et le vivre. « Et c’est entre les quatre murs de cette page qu’un jour je me suis rappelé qu’elle n’était qu’un simple feuillet dissimulé dans le livre de la Maison mauresque. »

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« Veilleurs de toutes les nuits du monde », Marcel Proust Aujourd’hui n° 16.

Parution du texte remanié d’une conférence donnée à Amsterdam le 16 juin 2018.

Par où commencer ? La chambre de Proust, tout comme celle de Joë Bousquet, pourrait faire office de point de départ à ma rêverie, à mon rêve éveillé. Dans la Recherche, les chambres du Narrateur jouent un rôle essentiel. Ainsi, la chambre de Combray, par exemple, ou encore celle de Tansonville, au début du Temps retrouvé, à la fenêtre de laquelle le Narrateur croit reconnaître l’église de Combray, son clocher. La chambre chez Madame de Saint-Loup, qui est déjà évoquée au début de la Recherche, est un lieu non pas de long et profond sommeil, mais de « sieste ». La chambre à coucher est ce lieu que le Narrateur habite pour ainsi dire poétiquement, toujours une autre jamais la même, le lieu proustien de tous les lieux : espace idéal où il est donné à la conscience du moi créateur de se développer. Il s’agit du lieu, j’ai la faiblesse de le croire, auquel rêve tout lecteur de Proust, de même que tout lecteur de Jules Verne rêve au Nautilus de Nemo. (« Veilleurs de toutes les nuits du monde », Marcel Proust Aujourd’hui n° 16, Sjef Houppermans, Nell de Hullu-van Doeselaar, Manet van Montfrans, Sabine van Wesemael et Annelies Schulte Nordholt éd., Brill, Leyde, 2020, pp. 179-193.)

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Un feu au coeur du vent (anthologie de la poésie indienne)

Le continent poétique indien, fort peu connu, ne s’appréhende guère que par le biais de l’anthologie. Celle de Salman Rushdie et d’Elizabeth West pour la prose moderne (The Vintage Book of Indian Writing, 1997) mériterait peut-être, à ce titre, d’être traduite en français. Pour ce qui est de la poésie, on dispose désormais en France d’un précieux viatique soigneusement composé par Zéno Bianu.

Traduit par André Gide, Rabindranath Tagore — le « poète-monde » — est sans doute l’auteur le plus connu de ce florilège. Bianu lui consacre une importante section de ce Trésor de la poésie indienne. Il est aussi, aux origines, les grands textes, les chants immenses, les Védas, les Upanishads, la Bagavad-Gîtâ, dont de nombreux fragments sont ici proposés. Le choix s’étend jusqu’au vingt-et-unième siècle, avec notamment Nizim Ezéchiel (1924-2004). L’ensemble tient en trois cents et quelques pages. Le double aurait été tout aussi bien. Mais le projet était autre. Bianu se contente de proposer une sélection qui encourage à explorer plus avant, plus ailleurs.

[lire l’article en entier sur Sitaudis]

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Pourquoi Albarracin

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On peut envier Laurent Albarracin. Il a su trouver le bonheur dans l’expression. Son dernier livre, Pourquoi ? suivi de Natation, rassemble d’heureuses formulations, autant de questions qui ne souffrent pas de réponse. L’énigme éclose de la rose, celle pas moins limpide de la nage. Natare piscem doces. L’art d’apprendre à nager aux poissons. Ponge, oui. La nage de l’expression, disons. « Simplement je nage. Jusqu’où je nage. C’est ce que nager nous dira. »

L’évidence a un sens noble et mystérieux chez Albarracin. Celui que l’on trouvait déjà dans Cela (Rougerie, 2016) mais aussi dans ce Pourquoi ? qui est un nouveau Livre des Questions. Si Albarracin recourt volontiers à la tautologie, et qu’il parvient, ce faisant, à ouvrir un espace, c’est qu’il procède par l’effraction sereine d’un poète qui sait où il va, et qui ne s’en soucie guère.

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Agir non Agir & La Sauvagerie

Deux ouvrages paraissent en même temps chez José Corti, qui tâchent conjointement d’envisager le fait poétique contemporain. Dans son urgence, dans son impossibilité. « Tout le monde sait maintenant ce qui se trame sur Terre, et ceux qui ne le savent pas écouteront un poète moins que quiconque. » Agir non agir, La Sauvagerie. Ce sont des livres de Pierre Vinclair. Mais pas seulement. Ils sont là, surtout, pour témoigner d’une pratique dans la langue, à même le poème. Et ils ont aussi pour vocation de relancer la poésie. De la pousser un peu plus ailleurs. Où elle se doit d’être, où on ne la trouvait plus guère. Aujourd’hui. Maintenant. Au cœur du monde, dirait Cendrars.

Et quel monde.

Avec ce double geste — La Sauvagerie, Agir non agir — se dessine une éthique du poème. Mais on assiste aussi bien à un travail collectif. Travail collectif du poème, lequel sauve et valide cette tentative. Parce que, Vinclair le dit bien, « un livre sur la nature doit de toute façon être le fruit d’un travail collectif ». Il faut idéalement tâcher de s’emparer du monde entier, en tant que système.

La résistance écologique fait le propos d’Agir non agir et de La Sauvagerie. Elle s’inscrit, tout d’abord, dans un dialogue. Avec Jean-Claude Pinson, qui voit en la poésie une « écologie première » (Pastoral, Champ Vallon, 2020). La Sauvagerie lui doit beaucoup.

À quoi bon le poème durant l’anthropocène ? La question est somme toute plus universellement parlante que le Wozu Dichter … ? de Hölderlin.

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Le Grand Meaulnes (Pléiade)

Meaulnes

La Bibliothèque de la Pléiade accorde au Grand Meaulnes un volume de l’épaisseur des albums annuellement édités dans cette collection. L’ouvrage comporte, en plus du roman, quelques esquisses ainsi qu’un important choix de lettres. On ne trouvera pas les poèmes de Miracles, ni les articles d’Alain-Fournier consacrés aux auteurs de son temps dans L’Intransigeant. L’accent porte ici sur l’unique roman.

Alain-Fournier fait partie du club des écrivains d’un seul roman. Non comme Proust, dont le roman a consumé toute la vie ; celle d’Alain-Fournier s’est arrêtée trop tôt, en 1914, sur les Hauts de Meuse. Un seul roman, et quel roman. Jean Gaulmier en soulignait à juste titre le réalisme poétique. Kerouac glissa quant à lui Le Grand Meaulnes dans le balluchon de Sal Paradise. Augustin Meaulnes exerce au reste la même fascination sur le narrateur du Grand Meaulnes que Dean Moriarty (Neal Cassady) dans Sur la route.

Une malédiction tenace et fort réductrice a fait du Grand Meaulnes un classique du roman d’adolescence. Si bien qu’on hésite à relire Le Grand Meaulnes. On répugne à y retourner, de peur d’abîmer la magie. Il conviendrait de garder la nostalgie intacte. Comme il est écrit au début du roman : « Nous avons quitté le pays depuis bientôt quinze ans et nous n’y reviendrons certainement jamais. » Ce d’autant qu’on voit en Le Grand Meaulnes, souvent, quelque chose de naïf. Un roman inégal aussi, dont la première partie est prometteuse, et le reste, décevant. Mais encore.

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Torture et oubli

L’Historien a beau jeu de nous répéter qu’il est crucial de se souvenir. Cette injonction est structurellement vouée à rester lettre morte. Le récit, toute forme de récit, est désormais à bout de course. Dieu radote, on le sait. À quoi bon se souvenir ? Et se souvenir de quoi, au juste ? D’aucuns préfèrent parler des excès de la mémoire, des bienfaits de l’oubli.

Il faut aller de l’avant, et tenter de vivre. Ne te retourne plus pour méditer tristement. Fonce, et dans l’allégresse je te prie. La voici, l’injonction quotidienne et assourdissante. Celle qui fonctionne pour de vrai. Allons-y, par la main et par des enfers toujours renouvelés. Profite, comme on dit aujourd’hui de manière absolue. Profite et ne te retourne pas. Eudémonisme pour temps de misère. La fable de Sisyphe heureux. Le genre de choses édifiantes qui traînent et s’empoussièrent dans nos philosophies désamorcées.

Accélérant ce désarroi euphorique, carapate aussi frénétique que désorientée, le capitalisme tardif n’a pas fini de spéculer sur notre résilience, laquelle apparaît comme une véritable vertu en ces temps troubles et désenchantés. Témoin, le phénomène Cyrulnik. Or, c’est bien plutôt sur notre faculté d’oubli pur et simple que se bâtissent nos urgents châteaux de l’immédiateté. Cette culture de l’amnésie assure la précarité émotionnelle, pour tout dire : la puérilité affichée dans laquelle se maintient, plus morte que vive, la béatitude postmoderne. Nous sommes des suppliciés bienheureux.

[lire l’article sur Diacritik]

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Blake, Bataille, Borges : « burning bright », brûle et brille

Blake

On ne connaît à ce jour que vingt-six exemplaires de l’édition originale des Songs of Innocence and Experience (1794) de William Blake. Sans doute n’en existe-t-il pas davantage, sans doute que le poète graveur en avait voulu ainsi. C’est un livre illustré, qui a tout l’allure d’un livre pour enfants, aux enluminures étranges, entièrement composé par son auteur.

Autant de livres qu’il y a de lettres dans l’alphabet. Nous ne retiendrons, dans les quelques remarques qui suivent, que la lettre B.

Blake, Bataille, Borges — et ce « burning bright », qui revient dans « The Tyger », poème qui se trouve sur la quarante-neuvième plaque des Songs of Innocence and Experience. La formule brûle et brille dans le poème de Blake, chez Bataille aussi bien, et chez Borges.

[lire l’article]

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Gerard Manley Hopkins : la richesse cataclysmique du rythme

Hopkins 1888

(Gerard Manley Hopkins, 1888)

A-t-on lu Gerard Manley Hopkins (1844-1889)? On situe traditionnellement Hopkins, par commodité chronologique, dans l’ère victorienne. Or, sa grammaire poétique déborde largement cette période. La découverte — un éblouissement — de ce poète combien singulier date de 1918, année de la publication de ses Poems, par les bons soins de son ami Robert Bridges. Il s’agit donc d’une œuvre longtemps restée sous le boisseau, bien à l’image de Hopkins lui-même. Ses biographes en conviennent : Hopkins était un être des plus secrets, au tempérament délicat. Les pages de son journal, limpides et accessibles, nous donnent à lire cette sensibilité comme de verre filé. [lire cet article sur poezibao]

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François Leperlier : la poésie à l’estomac

leperlier

Cela débute avec le souvenir des lectures d’enfance. Beaucoup de livres de poésie. Leperlier est né en 1949. On peut dire qu’il a eu cette chance. Il s’en rend bien compte aujourd’hui : « J’ai échappé aux nullités de la poésie pour la jeunesse triée par les pédagogues patentés, dont on enniaise aujourd’hui les écoliers avant de les écœurer pour de bon. » Alors, oui, les tenants de ce progressisme échevelé qui est celui de notre époque auront beau jeu de faire de Leperlier un énième chantre du « c’était mieux avant ». Mais bien sûr. Passez donc votre chemin, oubliez ce livre terrible et accablant. Il n’est pas vraiment fait pour vous. [lire tout]

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114 j’aime Jude Stéfan qui ne seront finalement que 27 environ

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J’aime l’allure de certains poèmes de Jude Stéfan, déterminés raides tendus depuis le dedans, trouvant leur détermination, faisant de vertige nécessité, dans une manière maniérée de hantise toujours du dehors, une réminiscence — l’obstination du lichen — souvenir impérieux qui s’enracine mais dans quoi? dans l’impensable, peut-être, dans un grand rêve de chair bordé de joyeux néant pour sûr, parce que, c’est bien connu, sur ce dont on ne peut parler il faut faire le poème.

Carte blanche accordée par Florence Trocmé sur poezibao.

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De Meaulnes en Faulkner

Faulkner

 

Le comté apocryphe du Yoknapatawpha n’a rien à voir avec la Sainte-Agathe d’Alain-Fournier. J’ai cependant le sentiment qu’il est un passage d’un lieu à l’autre, un sentier de traverse de Meaulnes en Faulkner que je vais tâcher d’emprunter ici.

L’apparition d’Augustin Meaulnes au début du roman d’Alain-Fournier, la fugue pour le domaine mystérieux, le gilet de soie : autant de motifs qui me hantent, tenaces. De même, j’ai été frappé — marqué à jamais — par le caractère ondoyant de la phrase de Faulkner. Impossible également d’être insensible au jeu des différents points de vue, des effets de voix propres à l’art de Faulkner. Un peu plus tard, je retrouverai de pareilles opalescences chez Joseph Conrad, que Faulkner lisait beaucoup.

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Rimbaud cimarrón

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Un homme posté à la barrière d’une terrasse, en retrait, à gauche sur la photo très piquée. Il semble vouloir s’échapper du cadre, disparaître. « Je m’évade !… Je m’explique. » Il ne s’agit pas d’expliquer Arthur Rimbaud selon cet horizon, mais le mythe est cependant tenace. De Rimbaud l’Africain, de Rimbaud au Harar se donne à voir un entêtement qui est aussi un dégagement. Car Rimbaud est parti marron. Tâchons de suivre cet habitant des cimes, ce cimarrón dans sa fuite essentielle.

« Rimbaud cimarrón », Rimbaud, Verlaine et zut. À la mémoire de Jean-Jacques Lefrère, Steve Murphy éd., Classiques Garnier, coll. « rencontres », 2019, pp. 337-353.

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Le Guépard à Strasbourg

À l’occasion de la parution du numéro de la revue Europe consacré à Giuseppe Tomasi di Lampedusa : conversation entre Pascal Dethurens, Emanuele Cutinelli-Rendina, Maria Maruggi et Mathieu Jung à la Librairie Kléber (Strasbourg), samedi, 2 mars, à 16 heures.

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sommaire de la revue

Auteur fétiche de la littérature moderne tant en Italie que dans toute l’Europe, Giuseppe Tomasi di Lampedusa jouit d’une réputation sans égale mais en partie faussée par le film que Visconti a tiré du Guépard. S’il est universellement connu, l’unique roman de Lampedusa souffre encore de se voir réduit souvent à quelques stéréotypes qui empêchent de le lire vraiment : le prince mélancolique, le désir conquérant, la Sicile éternelle, l’éphémère des réalisations humaines sous les étoiles. Une relecture s’impose donc pour donner à l’œuvre toute la richesse qui est la sienne et proposer aux lecteurs toujours plus nombreux d’aujourd’hui des éclairages nouveaux sur l’art romanesque propre à cette œuvre considérée comme l’un des plus grands romans du vingtième siècle par Louis Aragon.

 

 

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Lovecraft et le Grand Océan

7 décembre 2018

Conférence Omezis / La Lézarde

Lovecraft et le Grand Océan

au Local, à Strasbourg, 20 heures

Lovecraft

Il est des folies solaires, des folies lunaires. Ce qu’on va voir, c’est qu’il existe aussi bien des folies issues des profondeurs et de l’océan. « La folie venue de la mer », pour reprendre les termes d’Howard Phillips Lovecraft. Promenant un homard au bout d’une laisse devant le Palais-Royal, Gérard de Nerval rappelait au monde que les crustacés connaissent « le secret de la mer ». Un peu plus tard, le capitaine Nemo irait s’enfoncer à vingt mille lieues sous les mers, emportant avec lui sa rage et son mystère. Connaissance par les gouffres. Mieux : par les abysses.

L’espace qui va nous intéresser sera celui que le Réunionnais Jules Hermann (1845-1924) cristallisa sous le nom de Grand Océan. Ce sera une rêverie singulière, bordée d’angoisse et d’inconnaissable. Comme il est écrit dans L’Appel de Chthulhu : « Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. » Nous tâcherons, en dépit de cette mise en garde, d’aller un peu plus loin que prévu. Nous feuilletterons les pages du Necronomicon. Mais aussi les Révélations du Grand Océan, ouvrage posthume que l’on doit à un Créole grandiose, excentrique et visionnaire. Du fond d’un naufrage, d’Atlantides en Lémuries, nous arpenterons les hauts plateaux de continents fracassés qui n’existent pas, selon les coordonnées impossibles du Grand Océan et de R’lyeh l’engloutie.

 

 

 

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Le chien de Seelig

 

« Il avançait, indifférent, sans se soucier du chemin, tantôt en montée, tantôt en descente. Il n’éprouvait aucune fatigue, la seule chose qu’il trouvait désagréable par moments, c’était de ne pouvoir marcher sur la tête. »  (Lenz)
 « Mais lui-même est déjà l’âme du monde. » (Kurt Münzer au sujet de Robert Walser)

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Des pas dans la neige. Seelig n’est pas venu. On dit que ce furent des enfants qui découvrirent le corps étendu dans la neige, le berger s’étant quasi défait de son collier. Le chapeau, à un mètre du chef. Un schizophrène, ainsi l’avait-on fixé. Méthode et folie. Oh! ces repas roboratifs pris avec Seelig dans les tavernes de Rehebotel, de Saint Gall, au Sternen de Degersheim. Villages. Clochers. Il n’est pas venu lui rendre visite ce jour-là. Contre toute attente. Une vie entière à parfaire le zéro. Point de glaciation, là où ça se fige. Un homme toujours bien mis. Un schizophrène, avait-on décrété à Waldau, très calme, oeil vitreux je suppose – à la Fritz. Sociable même. Qui vivait la moitié de la journée de ses inoffensives rêveries de poète, écrivait un peu (tout petitement déjà ? fourrant par devers lui les liasses scribouillées ?). Effectuait, l’autre moitié, des travaux de jardinage. Seelig n’est pas venu lui rendre visite. Des traces de pas dans la neige, c’était un très grand marcheur, un vagabond presque, Seelig le suivait à peine dans ses ascensions. Ca ne s’invente pas, le critique, l’éditeur, le confident, l’ami à la traîne. Assis sur le rebord de la fenêtre, et de fourrer ces papiers nerveusement vite dedans ses poches vite. Mais Seelig n’est pas venu. Un corps étendu dans la neige. Le chien rendu nerveux par la mort. Bocks de bière bus dans les tavernes, solides collations et le nécessaire verre de l’étrier au buffet de la gare. Un vagabond presque, qui arpentait la Suisse, de Bienne à Zurich. Promenade du schizo, oui oui. A s’en faire saigner les pieds, de Zurich à Berlin. Au-delà, paraît-il. Seelig a jugé meilleur de veiller son dalmatien ce Noël-là. Oh ! cette photo de lui, les mains molles posées sur ses cuisses, la tête tombante, l’air hébété, tellement dumm. Il était alors commis, homme à tout faire, scribe en un mot, dans je ne sais quelle étude à Bâle, à Stuttgart, à la fin des années 90. Consort on l’a bien compris de Bartleby, de Plume, de Malone aussi. La littérature n’invente rien. Un zéro rendu plus rond à force de malheur, de récidive dans le malheur, de folle et malheureuse opiniâtreté, plus null que null.

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Pound/Rimbaud in progress

tumblr_m8vj5e3ypq1qe31lco2_1280« Wearing out my shoes, 8th day. » C’est ainsi qu’Ezra Pound traduit le premier vers d’ « Au Cabaret-Vert ». Pound a aussi traduit trois autres poèmes de Rimbaud, qui ont d’abord paru dans la revue Edge en 1956. Il faut croire que c’est une affaire sérieuse : Pound, alors enfermé à Saint-Elizabeth (Washington), publie un Rimbaud à Milan l’année suivante.

Pound est connu pour la diagonale qu’il opère au sein des langues et de la culture. On pense à cet égard bien entendu aux Cantos mais encore aux nombreuses traductions qu’il impose comme autant de créations nouvelles. Car Pound traducteur reste éminemment poète. Ainsi proposons-nous de relire Rimbaud à travers Pound. Pour ce dernier, Rimbaud était comparable à Cézanne. Mais Pound voyait également en Rimbaud l’inventeur de ce qu’il nomme « phanopeia », l’art de susciter des images poétiques. Il s’agira aussi de resituer Rimbaud dans l’espace moderniste anglo-saxon.  

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projet Malcolm

 

malcolm drôle d'oiseau

(© Bernard Violet)

Il y a cette photographie passablement géniale d’un homme qui marche sur la plage. Il est en complet noir et porte un chapeau de feutre. Il marche sur le sable, dos au soleil. C’est Malcolm de Chazal. Il est largement incompris, son pas est alerte, il a déjà écrit ses plus grands livres. Que son ombre le précède n’est pas sans nous rappeler que cet homme qui marche sur la plage n’est autre qu’une allégorie. Allégorie de quoi ? On va tâcher de le comprendre.