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Le lieu et la formule (silex de Vinclair)

pour Guillaume Curtit

Pierre Vinclair a donné une conférence à l’université de Strasbourg la semaine dernière (8 février 2024). On en trouvera le texte ici. Il s’agissait d’un exposé sur la pratique poétique et sa visée éthique. Je ne redirai pas ici ce qui fut dit, mieux que je ne le puis, là-bas. Préférant prendre une manière de tangente par rapport au discours de Vinclair, je ne propose ici que de consigner quelques remarques.

Venu de Genève (le lieu compte), Vinclair a offert à son auditoire strasbourgeois un poème et, surtout, a dévoilé quelques-uns de ses secrets de fabrication. In the making, donc, selon la formule de Ted Hughes.

Cette conférence fut l’occasion de mettre en jeu une pragmatique du poème. C’est ainsi que, l’ici et le là-bas se rejoignant, que du Rhône au Rhin le poème se faisant, Vinclair a su trouver le lieu et la formule. La dimension éthique du poème, son ouverture à autrui, permet de ne pas verrouiller la formule sur elle-même, de ne pas sombrer dans le formalisme en proposant des toupies verbales enivrées de leur propre autotélie. De même, l’ancrage dans le lieu garantit au poème sinon une authenticité, une sorte de point de départ, un enracinement dans l’ici-maintenant du poète pour mieux parler ailleurs et plus tard, pour « ceux qui comptent ».

Cette pragmatique est indissociable de la notion d’adresse, laquelle touche à l’éthique du poème. Totalité et infini d’un poème pour illuminer le visage du monde. Et cela fonctionne, je l’ai remarqué à plusieurs reprises. Au fond, traitant de l’effort éthique du poème, Vinclair nous rappelle qu’il compose des poèmes sans bords, qui sont en mesure de déborder d’eux-mêmes et de leur forme, de dire plus qu’eux-mêmes, d’arriver jusqu’à nous.

Dans le poème que Vinclair nous a offert, il était question d’un silex. Le poème était assez ouvert pour que j’y injecte mes propres lubies. J’y ai vu, dans ce silex, un éclat de l’ « original cromlech » des Nouvelles Impressions d’Afrique. Mais un silex, pour moi, est aussi un biface, à la manière du signe linguistique chez Saussure, et l’on s’éloigne alors de la pragmatique. Vraiment pas sûr que Vinclair y ait songé, mais cela n’a aucune importance.

Dans le Cours de linguistique générale le signe est arrêté, figé dans l’arbitraire. Un silex est un objet coupant qui tranche dans le sens. Très bien.

Mais il y a l’autre Saussure, celui des anagrammes. Le silex est alors pulvérisé, devient constellation.

Tout se passe comme si Vinclair risquait une nouvelle lisibilité du monde. C’est au fond ce qu’un poète a de mieux à faire. Vinclair, encryptant son poème, lui garantissant un chiffre quelquefois seul connu de lui, de sa femme (secret épithalame où l’adresse est publique et intime), me donne à penser qu’il compose ses poèmes de manière anagrammatique. Comme si des mots, des thèmes, des idées, des couleurs, des images, la panthère de Rilke pourquoi pas ? filaient sous les mots.

Pratiquée au péril du sens, cette lisibilité du monde et du texte relèverait d’une mantique plutôt que d’une sémantique au sens strict. Il y aurait là, simple hypothèse de ma part, une forme de chamanisme à rebours qui susciterait un inconscient propre au seul poème. La grande anagramme du poème est incontrôlable. Saussure s’est engagé sur des voies plus sûres après avoir entrevu l’abîme dans les vers de Tibulle ou de Suétone.

À y mieux réfléchir, ramassant le silex de Vinclair à même son poème, je ne parlerais pas tant d’une pragmatique que d’une sémiotique rêveuse, laquelle autorise l’éthique du poème et son don.

Ce « don du poème » (Mallarmé) avait quelque chose d’assez pudique finalement. On sait gré à Vinclair de ne pas laisser paraître son intranquillité, de ne pas nous communiquer les affres de la nuit d’Idumée. Rien de pire que le dolorisme. Mais ce qui a manqué, peut-être, dans ce don, ce que ce don a manqué, à dessein éludée, c’est la dimension politique et le cauchemar d’une histoire en train de se faire et de se défaire. Ce d’autant que Vinclair n’est pas insensible à la dimension politique et à son nouage au poème, comme en témoignent certains essais rassemblés dans Idées arrachées (Lurlure, 2022). L’idée d’une « internationale sauvage » me semblait davantage toucher à ce domaine, ou encore telle lecture aiguisée d’Un Œil en moins de Nathalie Quintane.

Tout est politique, c’est vrai. Mais l’affirmation selon laquelle le poème ne ressortit qu’à la seule politique est fausse. C’est dans cet espace, dans l’écart de ces deux propositions, dans cet effort que peut se déployer l’éthique du poème.

On peut très bien parler de tel ou tel aspect du poème sans s’intéresser à la politique. C’est ce que l’on fait, par mesure de commodité textuelle, à l’école ou à l’université par exemple. On a, parallèlement à cela, tout mis en œuvre pour que ces lieux deviennent des endroits comme les autres, où l’air et la pensée se raréfient. Lieux aussi mal désignés, en somme, pour parler de poésie que de politique. Mais, question profondément angoissante, où, dans une démocratie aussi fatiguée que la nôtre, peut-on encore parler sereinement de pareils objets ?

Causer à l’école ou à l’université, pour un poète, pour un écrivain, est toujours quelque peu piégeux. Ce fut ici une mise à l’épreuve du poème. Proposant un discours mi-pratique mi-théorique, non nécessairement académique, Vinclair est parvenu à déjouer ou, mieux, à jouer avec le dispositif. Ce faisant, il a su œuvrer, faire travailler le poème et l’éthique du poème, tout en le maintenant dans son lieu et dans sa formule. Il a prolongé un geste entamé avec Vie du poème (Labor & Fides, 2021), dont l’heuristique joviale et généreuse était semblable au « don du poème » qu’il fit à son auditoire strasbourgeois.

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