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Fragments d’une ode à Pam Grier (corde raide, corps de reine)

pour Mama Josse

On n’en finit pas de redécouvrir Pam Grier dans ou à travers le générique de Jackie Brown (1997) de Quentin Tarantino. On le sait, les films de Tarantino sont des carrefours d’échos, des nœuds d’intertextualité, d’emprunts, de réécritures, d’influences. Des objets poreux et postmodernes. Mais, qu’on le veuille ou non, Pam Grier est hypertextuelle d’elle-même. Telle qu’en elle-même Jackie Brown la change.

La musique, chez Tarantino, joue un rôle primordial. On n’imagine pas Pulp Fiction sans « Misirlou ». Ici, dès l’ouverture de Jackie Brown, on a un morceau de Bobby Womack, « Across 110th Street », composé spécialement pour un film du même titre sorti en 1972 — Womack à qui l’on doit, en 1965, une impeccable reprise de « California Dreaming », chanson par ailleurs immortalisée par The Mamas and The Papas.

Et cela groove vachement.

Il faut tâcher de mesurer l’écart, la distance de Foxy Brown (1974) à Jackie Brown (1997). Au fond, ce n’est là que l’expression toute cohérente d’un destin, remis en lumière ou révélé par le film de Tarantino, étrange corde raide tendue au-dessus de l’abîme que peut être la vie d’une femme. Jackie Brown se déroule en 1995 et propose un regard ouvertement rétrospectif sur les années 70, à travers une nostalgie pour les films de Blaxploitation, dont Pam Grier fut une actrice de tout premier ordre.

Un critique musical aussi perspicace que Simon Reynolds n’évoque pas Tarantino dans son ouvrage consacré au phénomène rétromaniaque. Or, Tarantino a joué un rôle majeur dans la redécouverte de certains morceaux anciens. Mais Reynolds ne manque pas de remarquer que l’avènement du CD, au courant des années 80, a marqué le début d’une nouvelle ère de consommation de la musique. Celle-ci s’écoute désormais de manière fragmentée, les platines CD étant alors livrés nanties d’une télécommande.

Cela n’a l’air de rien, mais ces petites modifications techniques ont des effets culturels et épistémologiques majeurs. Walter Benjamin ne disait pas autre chose, lorsqu’il évoquait l’invention de l’allumette. Aujourd’hui, ce sont des plateformes comme Spotify, Deezer ou encore Youtube qui permettent de diffuser et de pulvériser la musique selon les arcanes retors et puissants de l’algorithme. Croyant m’extirper de ce grand envoûtement qui nous morcelle, j’écris le présent article en laissant tourner en boucle « Across 110th Street » sur Youtube. Mais on me propose déjà « Shaft » d’Isaac Hayes, ce qui est très pertinent. J’imagine Walter Benjamin avec des airpods fichés dans les oreilles en train de compulser L’Éternité par les astres de Blanqui à la bibliothèque Sainte-Geneviève, mais revenons à Jackie Brown et à Pam Grier.

C’est le mois de juin à L.A. Nous sommes dans l’appartement de Jackie Brown. Pam Grier est encore un peu Foxy Brown. Elle propose un café à Max Cherry (Robert Forster), chargé de caution de son état. « Black’s fine. » Oui, un café noir, ça ira. Black, c’est bien, oui. Il s’agit du bavardage typique des films de Tarantino. Dans ce small talk non dénué de sens, un peu à la manière des dialogues chez Raymond Carver, beaucoup de choses sont dites en ricochant à même le quotidien.

L’hôtesse de l’air ne dispose que de peu d’argent, mais elle se débrouille. Elle s’arrange. Elle bricole. Street life, pour dire les choses simplement. Elle a trouvé un flingue, comme ça, dans la matinée. Elle peut donc rendre le sien à Max.

L’ambiance est chaleureuse, un brin rétro. Dans la cuisine où, vêtue d’un peignoir sans doute chipé dans quelque hôtel d’Acapulco, Jackie est affairée à préparer le café, on aperçoit une gazinière tout ce qu’il y a de plus basique, où traîne encore une poêle. Le canapé de Jackie Brown est lui aussi très simple, un deux-places. Les disques sont posés à même le sol. Elle dispose d’une assez belle collection de disques (sans doute qu’on trouve les bandes originales des films où jouait Pam Grier). Max, assis à la table de la cuisine, vient de poser son flingue sur la table, à côté d’une radio. Peut-être un combiné double cassette, qui permet de dupliquer à l’infini, bien que le modèle paraisse un peu petit.

Max demande à Jackie si elle n’est pas passée à la révolution CD. Elle lui répond qu’elle est restée au vinyle, que sa collection lui a coûté cher. C’est toujours la tension sur l’Ancien et le Nouveau sur laquelle se construit le film. Jackie pose The Delfonics sur la platine et l’on entend « Didn’t I (Blow Your Mind This Time) » (1969). Le morceau est un leitmotif du film.

Grand moment, où Jackie Brown, un peu rêveuse, allume sa clope et se laisse absorber par le morceau. Pam Grier dans son peignoir blanc, clope pointée vers le ciel, Pam Grier qui se contente alors de faire des « hummm », est une sorte de corps glorieux dans une mandorle musicale. Max est sous le charme. Et nous de même.

I gave my heart
And soul to you, girl
Didn’t I do it, baby
Didn’t I do it, baby

La discussion embraye sur les grosses magouilles en cours, mais voici que Jackie et Max parlent de ce que c’est que de vieillir. Max tient là l’occasion rêvée de faire un compliment à Jackie : « Je suis persuadé que mise à part peut-être la coupe afro que vous deviez avoir, vous n’avez pas changé depuis vos 29 ans. » Surtout, évoquant la coupe afro, Max ne manque pas de faire signe à l’époque de Foxy Brown.

Dans Jackie Brown, Pam Grier est résolument indissociable de la musique. Ainsi, par exemple, tel passage où on la voit sur fond de « Street Life » (1979). Il y a ce plan, avec ce morceau en fond sonore, dont l’ambiance, bien qu’un peu plus enjouée, n’est pas sans faire écho à la chanson de Bobby Womack. C’est, à chaque fois, l’univers passablement interlope de la démerde, de la rue, entre les junkies et les maquereaux.  

And there’s a thousand cards to play
Until you play your life away

Le film termine sur Jackie Brown de face, au volant d’une voiture et de son destin peut-être,  sur le même fond musical que lors de la scène d’ouverture. Elle laisse Max derrière elle, dans le flou (reconnaissons-le, nous sommes également dans le flou, après avoir vu Jackie Brown…). C’est alors une nouvelle façon de tâcher de saisir l’intériorité de l’icône Pam Grier. Elle chante sur les paroles de Bobby Womack.

Across 110th Street
Pimps tryin’ to catch a woman that’s weak, oh-oh
Across 110th Street
Pushers won’t let the junkie go free, oh-oh
Across 110th Street
Woman tryin’ to catch a trick on the street, ooh baby
Across 110th Street
You can find it all out in the street, yeah

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