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Naïveté, utopie et exubérance des PAYS HABITABLES : entretien avec Joël Cornuault

Mathieu Jung — Lorsque l’on parcourt Des PAYS HABITABLES, revue de belle tenue que tu animes depuis 2020, dont le neuvième numéro vient de paraître (février 2024), le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle obéit à une forme d’éclectisme. Mais cette variété rêveuse me semble induite par ton propre goût, lequel assure à ces PAYS HABITABLES une profonde cohérence. Le titre même de la revue (avec ses capitales…) interroge, mais il me semble que les termes de Naïveté, d’Utopie et d’Exubérance qui figurent sous la belle gravure du libertaire Louis Moreau — et cette gravure elle-même est éloquente — en disent long déjà. Peux-tu évoquer ce que l’on pourrait nommer, un peu trivialement peut-être, ta ligne éditoriale, ou alors, et cela me semble plus juste, le cap que tu essaie ici de maintenir ?

Joël Cornuault — Le désir de publier la revue est intervenu après pas mal d’années d’édition de petits formats et de feuilles hors circuit, dont de discrets Cahiers Élisée Reclus qui, entre 1996 et 2009, participèrent d’une lecture à nouveaux frais du géographe. Ces années ont permis d’accumuler ce que l’on peut tenir pour une culture, au sens général du mot, mais non conventionnelle, sans laquelle la revue ne pourrait prendre de forme consistante. Le titre « Des PAYS HABITABLES » s’est trouvé associé à quelques discussions amicales spontanées. Comme il y avait un certain risque qu’il soit compris de façon littérale et restrictive, une « devise » fut choisie pour préciser la perspective et suggérer d’autres associations d’idées que celles liées à la géographie et à l’écologie : « Naïveté Utopie Exubérance » (tu parles des majuscules, l’acronyme de cette devise donne : « N U E ». Tu en tires la conclusion que tu veux). Sur ces différents points, je renvoie à mon entretien avec Johann Faerber [voir ici].

La meilleure définition que je puisse donner de mon rôle est celle d’éditeur, directeur d’une collection dédiée à la Naïveté, l’Utopie, l’Exubérance et à leur perpétuation depuis ce que l’on a pu appeler le pré-romantisme en Occident. À lui de trouver une cohérence et de savoir repérer les manifestations de ces denrées rares. Mais, dès le départ, il était posé que la revue ainsi nommée miserait sur l’affinité et la sociabilité, sans comité de lecture ou de rédaction ; qu’elle ne serait liée à aucune institution ; ne recevrait ni ne demanderait aucune subvention et se tiendrait dans cette marge assez farouche — nous n’avons pas hérité des expériences dadaïste, surréaliste, situationniste pour rien. Et tu as raison, à cet égard, d’employer l’expression maintenir le cap, ce qui, en passant, ne simplifie pas exactement son ravitaillement, numéro après numéro, du point de vue matériel comme intellectuel : une telle entreprise, qui ne génère aucun retour d’image ou autre bénéfice, repose sur la seule nécessité intérieure des participants.

 

« Éclectisme » ? « Ouverture » ? « Expérimentation » ? Indétermination, oui. Qui me paraît inséparable de la vie et de la poésie. En prononçant ce dernier gros mot (d’autres suivront), je précise que la revue n’a pas de caractère scientifique (assez de sciences de l’homme et davantage d’inspiration ! — je te disais qu’il y aurait d’autres gros mots) ; qu’elle n’est pas le fait de « spécialistes » — ou s’ils le sont bel et bien pour certains, qu’ils ne s’engagent pas ici à ce titre ou pour le défendre.  Dans le champ de l’histoire ou de ce qu’on appelle la « critique », on discute d’Élisée Reclus, d’Adorno, de Paul Scheerbart, d’André Breton (le surréalisme est un fil rouge de la revue), de Robert Greene, bientôt, et de Diderot, sur un plan tout autre que celui de l’étude traditionnelle — celle-ci a son rôle, qu’il n’est pas question de négliger : mais, dans ce cadre, l’érudition ne fait qu’un avec la passion.

On me concédera peut-être que, pour tous ces côtés informels, la confusion, la facilité et l’inculture (dans le contenu, voire dans la mise en page et la typographie) ne sont pas le fort des PAYS HABITABLES.

M. J. — La revue invite donc à « habiter poétiquement le monde », pour reprendre la formule consacrée. Mais Hölderlin pose également la question du « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? ». À quoi bon les poètes en ces temps de misère ? Partant, quelle direction prend cette aventure revuistique ? De quelle manière les PAYS HABITABLES visent-ils à travailler le monde, sinon l’époque dans laquelle, bon an mal an, ils s’insèrent ?

J. C. Comment vivre, où vivre ? reste une de mes ritournelles intérieures. On ne peut pas se plaindre pour soi-même quand on a la chance de s’occuper d’une revue, serait-ce dans les modestes conditions que je décris — et modestes, elles le sont. Mais les inégalités, les injustices sociales à perte de vue… La géopoétique, vers quoi semble conduire Hölderlin ? Elle me semble impraticable aujourd’hui dans la continuité ou pas suffisamment outillée pour faire face à l’état du monde. Les contrées marginales et leur oxygène ne restent pas longtemps irrécupérés. Mais je ne dis pas « tout est fini ». Nous devons nous munir de contrepoisons et de boucliers.

Les PAYS HABITABLES peuvent rendre compte de moments directement vécus, ou de rêves éveillés durant lesquels le désir et le réel ont provisoirement cessé de s’opposer, pour reprendre la langue surréaliste. Moments que nous pouvons en partie construire ; qui peuvent faire partie du monde du jeu ; dont l’amour participe avant tout ; et l’amitié et certains refus de base (consommation, petits pouvoirs et grandes pertes de temps…), qui permettent de se faufiler dans les brèches. « Il n’est pas d’interdit sans interstice », disait Jean Suquet, photographe-poète que la revue a accueilli sans se faire prier. Il s’agit de donner une représentation galvanisante de ces moments de vie à l’aide du langage et, dans une certaine mesure, des images. Faites passer la clé des champs ! Dans son essai, Le Blottissement du ciel (numéro 8), Julien Starck a remarquablement rapporté comment « l’art de bivouaquer » pouvait être porteur de tels moments. Ils nous étaient beaucoup plus accessibles durant l’enfance, ce dont nous entretient Roger Caillois dans son essai intitulé Les Secrets trésors, reproduit dans notre dernier numéro. Condenser de secrets trésors, belle ambition. Pourvu, j’y pense, de ne pas sombrer dans ces « petits bonheurs », ces « beautés minuscules » et autres « échappées belles » que l’édition ronronne régulièrement. « Les productions les plus connues de la fantaisie sont les ‘‘rêves éveillés’’, satisfactions imaginées de désirs ambitieux, grandioses, érotiques, satisfactions d’autant plus complètes, d’autant plus luxurieuses que la réalité commande davantage la modestie et la patience. On reconnaît avec une netteté frappante, dans ces rêves éveillés, l’essence même du bonheur imaginaire (…) » : Freud aussi a rôdé par instants dans des pays habitables.

(Collage : L’Eve cosmique)

M. J. — Une sorte d’éthique semble donc se dessiner dans les PAYS HABITABLES. Est-ce que celle-ci serait envisageable sans un certain élan poétique ? On constate notamment une prédilection pour le surréalisme, y compris tardif (Malcolm de Chazal, ou encore Jean-Pierre Le Goff trouvent leur place dans la revue). Le premier manifeste du surréalisme approche de ses cent ans, comment situerais-tu la revue quant à ce mouvement ?

J. C. — Comme je le disais, le surréalisme est un des fils rouges de la revue, tardif, si tu veux, et dans des aspects qui ne se trouvent pas sous le feu de la rampe de l’actualité culturelle (je précise, par parenthèse, que la présence de lettres d’André Breton à Caillois dans le numéro de mars 2024 n’est aucunement liée à l’anniversaire qui a lieu cette année). Tu cites de Chazal ou Le Goff ; Jean Suquet répond également à ce souci que j’ai des sources « mineures » — on se comprend. Ou bien Robert Caze, qu’avait remarqué Breton, au même titre que Poictevin (qui sera présent dans un numéro futur). Eux, ne sont pas tardifs, mais précédèrent le mouvement historique, comme Saint-Pol-Roux. En dehors des mérites intrinsèques de ces œuvres, qui reste l’essentiel, j’observe qu’elles ne sont pas recouvertes (ou pas encore) par l’hyper-production de commentaires, savants ou non, cette narcose qui est l’une des étouffantes caractéristiques de l’heure et dont le surréalisme, d’ailleurs, ne saurait être à l’abri. Jamais le mot « sauvage » n’a-t-il été aussi convoqué ; et jamais, peut-être, les barreaux de la cage n’ont été aussi serrés. Pour rester en éveil, l’esprit a besoin d’un écart. Un pas d’avance. Un chemin de ronde. Parfois, ce n’est qu’un paradoxe apparent, c’est l’histoire qui permet d’échapper à la censure qu’exerce le contemporain sur les consciences. Je lisais ces jours-ci les poèmes de Léon-Paul Fargue ; ils sont mésestimés par rapport à la partie « piétonne », que j’apprécie beaucoup, de ses écrits et, du reste, n’avaient pas manqué de sourire au jeune Breton : ce pourrait être l’objet d’une communication dans Des PAYS HABITABLES, du simple fait que cette herbe n’est pas trop foulée et quand bien même j’ignore la portée finale d’une telle exploration.

Je ne sais pas si le surréalisme, à en parler dans ces termes très généraux, peut nourrir directement l’inspiration contemporaine ; Breton a dit lui-même qu’il avait dû chercher en deçà de Marx. Mais, par-dessus tout, le surréalisme incarne un des refus les plus profonds et cohérents du monde tel qu’il va ; ses stock-options ; ses mines de lithium ; et sa culture industrielle et numérique qui l’enrobe de ses récits ; répand son néo-analphabétisme et cultive un narcissisme permanent. Dans ce sens, le surréalisme reste un horizon — de l’amour, de la vie passionnée, du partage. Tu y pensais peut-être en parlant d’éthique.

(Jean Suquet, in Oubli sablier intarissable. D.R.)

M. J. — Des PAYS HABITABLES est donc une revue prenant acte du passé, du surréalisme, notamment. Et, en effet, il n’est que de parcourir le sommaire des différents numéros de la revue pour s’apercevoir que, de Saint-Pol-Roux à Roger Caillois, sans oublier Shakespeare — pour ne nommer que quelques-uns des noms les plus illustres qui y figurent — cette publication n’est pas une génération spontanée, mais bien plutôt la célébration de quelques phares ou alliés substantiels. Il s’agit également de faire découvrir des auteurs importants généralement méconnus (je pense à Le Goff, à qui un hors-série est dédié). Pour autant, et malgré une saine méfiance envers la modernité, ces choix éditoriaux témoignent d’une volonté d’œuvrer avec le contemporain. Tu évoquais Julien Starck, mais on rencontre également dans ta revue d’autres auteurs de maintenant, comme Laurent Albarracin ou encore Éric Dussert (panel non exhaustif). Pourrais-tu éclairer ton rapport aux créations d’aujourd’hui ?

J. C. — L’idée est d’associer aux écrits des alliés substantiels que, fort justement, tu évoques, à ceux de contemporains possédant une sensibilité ouverte — franchement ou, au moins, par quelque aspect déterminant — à la naïveté, à l’utopie et à l’exubérance que la revue voudrait divulguer dans l’air de notre temps. Il serait hasardeux de parler d’une famille d’esprit, plus encore d’héritage et complètement faux d’attendre que ces personnes suivent, à la lettre, l’adage de la revue. Il me paraît au contraire souhaitable d’encourager en chacun la personnalité, le goût de la recherche indépendante et le sens d’une langue qui échappe au galimatias médiatique et aux tendances littéraires dominantes — c’est là un impératif catégorique. Je me réjouis qu’Eymeric Jacquot, l’un des plus jeunes, nous ait offert ses « caviardages » : on y retrouve le sens du jeu, une jubilation qui traversèrent plusieurs courants poétiques ; certains accents ludiques s’expriment de même chez Jean-Pierre Le Goff, chez Katrin Backes et Sylvain Tanquerel ou dans le succulent poème horoscopique proposé par Anne-Marie Beckmann : « Natifs du Pétunia, vous n’aurez que l’embarras du choix pour guérir de vos feux d’artifice : il y aura du monde au balcon (…) ». Emmanuel Boussuge, fin connaisseur de Diderot, va nous présenter quelques entrées mal connues de l’Encyclopédie, devenue un « dictionnaire amoureux », sans lien immédiat avec le surréalisme, dont le nom est revenu souvent ici, trop peut-être. Boris Monneau, traducteur enthousiaste et bouillonnant de projets, nous a, entre autres, rappelé l’existence de J. V. Foix (1893-1987), chez qui s’exprime une dilection pour la promenade sur les chemins catalans qui échappe aux « tessonneries » de service, dont débordent les tables des libraires. Myriam Peignist a réussi à placer le sport — dont on connaît le rôle de stupéfiant dans le spectacle universel —, sous la lumière de la vraie vie, dans le numéro de mars 2023. Je ne peux tous les citer en une fois.

Certains de ces participants se connaissent et se fréquentent ; d’autres non. L’éparpillement géographique espace les rencontres amicales. Un seul principe préside : que le cercle s’élargisse, même si l’état d’esprit qui essaie de prendre corps au fil des numéros me semble, comme me l’a écrit une lectrice fidèle, « manquer partout » et, pour tout dire, s’inscrire à contre-courant — un autre correspondant, Simon Martin, vient de m’écrire que les rêveurs « n’ont pas la cote » ces temps-ci. Savoir s’ils l’ont jamais eue. Reste que les contributions contemporaines, liées à l’expérience vécue, ne sont pas les plus abondantes qui me parviennent et que je suis en quête de complicités. Qu’on se le dise !

Voir le site des PAYS HABITABLES.

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