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« A Day in the Life »  (écoute-lecture hétérodoxe hallucinée des Beatles à travers Joyce et lecture-écoute non moins hallucinogène hétérodoxe de Joyce à travers les Beatles)

« La vie, c’est beaucoup de jours. »
(Ulysse)

« Un jour les Beatles seront plus célèbres que James Joyce. »
(John Lennon, propos réputé apocryphe)

« … he got the charm of his optical life when he found
himself (hic sunt lennones!) at pointblank range… »
(FW 179. 1-2)

[… il avait le charme de sa vie optique lorsqu’il se
trouva (ici Lennon !) pointé à bout portant]

James Joyce à travers les lunettes de John Lennon ? John Lennon à travers celles de James Joyce ? Formulées au prisme de l’insensé le plus strict, ces deux propositions sont aussi séduisantes l’une que l’autre, et je ne compte pas trancher, proposant ici une sorte de « misreading » à la manière d’Umberto Eco, persuadé que je suis qu’il convient d’adopter une lecture ou un regard « de traviole » quant à certaines œuvres — pour souscrire, ce coup-ci, à une formule d’Antonin Artaud mise en lumière par Évelyne Grossman, au sujet d’un dessin de l’époque de Rodez. Il existe d’ailleurs des croquis de Joyce et de Lennon, où ceux-ci sont reconnaissables entre mille, mais non absolument identifiables l’un à l’autre, du fait de leur commune binocularité (ils partagent ce trait avec Fernando Pessoa, lui aussi souvent croqué de la sorte). Car Joyce et Lennon restent bel et bien « twosome twiminds », comme il est dit dans Finnegans Wake (188.14).

(Logo de la Fondation James Joyce à Zurich et autoportrait de Lennon)

« A Day in the Life », dernier morceau du mythique Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), n’est pas à proprement parler un « tube » (expression que Boris Vian aurait rendue célèbre), bien qu’il s’agisse d’une structure lisse et verticale, dans laquelle oblonguité aux parois glissantes on choit irrémédiablement. Un puits musical, donc, qui n’est pas sans prolonger les trips ouvertement acidulés du reste de l’album. J’y ai jeté deux sous de raison, et je n’ai pas entendu les pièces arriver au fond du morceau encore, en dépit d’écoutes qui se comptent, je crois, par centaines, peut-être par milliers. Vertus de la mise en boucle qui fait que l’on puisse littéralement vivre des journées entières en compagnie d’un seul morceau de musique : la vie, c’est décidément beaucoup de jours avec « A Day in the Life ».

Ne serait-ce que pour le titre de ce morceau, « A Day in the Life »,  quelque chose joyciennement se joue dans Sgt. Pepper. Un jour dans la vie. Ulysse est le roman circadien par excellence, le roman d’un jour, au même titre que, par exemple, Sous le Volcan. Il serait aisé de lire en « A Day in the Life » une sorte de réécriture distraite d’Ulysse : usage du collage, du montage, inclusion de la vie dans la trame mélodique, etc. Et pourquoi pas ? La matrice formelle d’Ulysse permettant, au reste, à peu près tout.

(Maquette ayant servi de base à la couverture de Sgt. Pepper)

L’auguste dipsomane irlandais figure d’ailleurs, quoi qu’on en dise, sur la pochette de Sgt. Pepper, dans le coin supérieur droit. Il est un peu en-dessous de Bob Dylan, on ne le distingue qu’à peine (détail d’une photographie prise à Zurich, en 1938), non loin de Lewis Carroll, beaucoup plus reconnaissable quant à lui. On a pu voir en le nonsense de certains textes des Beatles une influence de Carroll ou encore de Joyce. Il faudrait qu’on vienne posément m’expliquer ce que l’on entend alors par nonsense, dans le cas de Joyce (phrase prononcée avec le sourcil droit élevé en circonflexe sceptique). Ne serait-il pas plutôt question chez Joyce d’une forme de polysémie incontrôlable soumise à une sémantique sauvage, laquelle débouche sur une constante omnisémiose ? Mais je pinaille. Tout pratiquant du culte herméneutique joycien vous le répétera benoitement : « The proteiform graph itself is a polyhedron of scripture. » (107.08), le graphe protéiforme est en soi un polyèdre d’écriture. Je n’en conviens pas moins que les paroles de morceaux aussi emblématiques que « I am the Walrus » des Beatles ont quelque chose de cryptique, à l’instar de l’œuvre Joyce.

I am the egg man
They are the egg men
I am the walrus
Goo goo g’joob

« The egg man », l’homme-œuf, c’est bien sûr Humpty Dumpty, qui apparaît également dans Finnegans Wake. On trouve dans le livre de Joyce de multiples allusions au « walrus », ou au morse (y compris au code Morse). Du Wake, on pourrait extrapoler, par une manière de mantique sémantique sauvage, l’essentiel des paroles de « Lucy in the Sky with Diamonds », la troisième chanson de Sgt. Pepper. De même que, de Coleridge à Michaux, les substances ont bon dos en termes de génie poétique, on semble pouvoir faire dire n’importe quoi au Wake.

(Joyce sur l’étagère de Lennon (clip de « (Just Like) Starting Over », 1980))

Lennon pensait, en tout cas, le plus grand bien de Finnegans Wake et s’abonna au James Joyce Quarterly dès 1965 (voir l’article de Richard J. Gerber). L’incidence de l’œuvre de Joyce sur les Beatles serait donc peut-être davantage à chercher du côté du Wake (modèle, pour le coup, élastique à merci), ouvrage dont Marshall McLuhan dit un jour plaisamment qu’il lui faisait davantage d’effet que le LSD, cette substance n’étant à ses yeux qu’un « Finnegans Wake pour les paresseux ». On est surpris que McLuhan ne figure pas sur la pochette de Sgt. Pepper. Il y aurait d’ailleurs eu une place pour lui, tout à côté d’Aldous Huxley. L’acronymie fameuse de « Lucy in the Sky of Diamond », s’entendrait peut-être dans un minuscule extrait du Wake :  « Ls. De. », (325.3). Mais, nous explique un glossateur aussi blanchi sous le harnois que Roland McHugh, on aurait ici une allusion à la devise jésuite « Laus Deo Semper ». Ce d’autant qu’à la page qui précède, on a « Am. Dg. », qui ne peut que faire signe à la formule « Ad Majorem Dei Gloriam ». La piste des drogues n’étant qu’une hypothèse « paresseuse » de plus, on optera pour Ignace de Loyola plutôt que pour les buvards.

Selon Herb Asher (on ne peut rêver meilleur nom de baptême pour un idéal pothead), personnage de L’Invasion divine de Philip K. Dick, lui-même pas mal « twosome twiminds », Joyce était branché sur une « conscience cosmique » d’où il tirait l’inspiration pour ses œuvres, et pour Finnegans Wake en particulier. C’est sans doute vrai.

Je ne saurais mettre fin à ces rapides considérations sans évoquer Conseils d’un disciple de Morrison à un fanatique de Joyce (1984), livre de Roberto Bolaño et d’Antonio García Porta qui semble avoir été écrit pour moi (il n’en est rien en vérité, l’opus me tombe des mains). Il présente néanmoins l’intérêt de constituer une tentative, éminemment libre et détachée, de lecture hétérodoxe de Joyce mais aussi d’écoute hétérodoxe de la musique des Doors, et où il est, à la page 94 de l’édition dont je dispose, une allusion à un sentiment de nostalgie à l’endroit des Beatles (tiens, tiens).

(Les lunettes de Joyce ( ?) sur la table de Lennon (clip de « (Just Like) Starting Over » ))

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