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Donner sa chance au lisible (notes sur la traduction, 2)

(Jean Tinguely, Gismo, 1960, coll. Stedelijk Museum Amsterdam (source))

Dans l’édition Denoël des Œuvres de Benjamin (1971), « La tâche du traducteur » comprend une erreur de traduction. Paul de Man ironise sur ce point dans The Resistance to Theory. Il  s’amuse, ces gens-là ont l’humour revêche, du fait que Jacques Derrida, lors d’un séminaire, s’appuyant sur cette version fautive du texte de Benjamin, cite un passage où apparaît l’adjectif « intraduisible ». Alors qu’il devait être question de « traduisible ». Depuis, le passage en question a été rectifié. Le voici : « Là où le texte, immédiatement, sans l’entremise du sens, dans sa littéralité, relève du langage vrai, de la vérité ou de la doctrine, il est absolument traduisible [übersetzbar schlechthin]. » 

De Man suggère que, de toute manière, pour Derrida, traduisible ou intraduisible, cela ne fait pas grande différence : « I’m sure Derrida could explain that it was the same… and I mean that in a positive sense, it is the same, but still, it is not the same without additional explanations. » Je ne compte pas reprendre ici le propos de de Man. Ce qui m’intéresse, c’est l’idée selon laquelle l’intraduisible soit finalement du même tissu que le traduisible. Ce n’est l’affaire que d’un préfixe privatif, qui viendrait se poser après-coup, un peu comme dans la dénégation (Verneinung) freudienne. On ne pense l’intraduisible que par rapport à ce que l’on conçoit comme pouvant être traduit. Relativement à une certaine idée de ce que peut ou doit être un texte traduit.  

Peut-être que l’intraduisible n’est au traduisible que ce que le sublime est au beau, ou encore l’infini au fini (voir Burke, Kant). Encore qu’il faudrait nuancer : il existe différents infinis. De même, je veux croire qu’il existe différents textes intraduisibles, différemment intraduisibles : l’Hypnerotocmachia Poliphili, Nouvelles Impressions d’Afrique, Finnegans Wake, les Cantos, House of Leaves — qui tous ont été traduits, en plusieurs langues. Ces textes ne sont bien entendu pas lesbar schlechthin, immédiatement lisibles. Mais leur illisibilité me semble aussi problématique que leur réputée intraductibilité.

Ça se lit et ça se traduit. L’illisibilité constitue un problème en cela précisément qu’elle est un faux problème, aussi bien que l’intraduisible (mais non nécessairement pour les mêmes raisons). Car, et il suffit d’avoir un peu l’habitude du poème ou du texte réputé incompréhensible pour s’en rendre compte, l’« illisibilité » est un pseudo-concept. Se laisser travailler par le texte, par les Cantos ou les Nouvelles Impressions d’Afrique dont les illisibilités respectives sont bien différentes, c’est laisser une chance, parfois mince mais toujours décisive, au lisible.

Dans une sorte de paréidolie généralisée, on peut envisager ces textes-limites comme des artefacts qui se livrent essentiellement au regard de qui les lit. Telle page des Nouvelles Impressions d’Afrique, étagée entre le corps du poème et ses notes rimées, fait penser aux parties haute et basse du Grand Verre de Marcel Duchamp.

Qu’un horizon duchampien scinde les pages des Nouvelles Impressions d’Afrique, voilà qui devrait encourager le lecteur (« liseur leurré », selon Roussel) à risquer un regard vers cet illisible si difficile à traduire.

Tâcher de traduire l’illisible, c’est lui accorder une chance de signifier ailleurs et autrement. C’est faire un pari au fond toujours gagnant contre la mauvaise notion d’illisibilité, au profit d’un lisible élargi. Et le gain, au plan poétique, est énorme.

Il n’y a pas d’illisibilité, simplement différents régimes de fonctionnement. Ma vieille chevrolet dont la direction est à moitié flinguée se comporte plutôt bien, lancée à 140 sur l’autoroute. De même, il y a une inertie, mieux : un élan nécessaire à la lecture du texte, surtout au texte qui brinqueballe joyeusement dans l’impossible, comme mon auto rouge.

Note à la relecture : originellement, et l’url de l’article en porte témoignage, j’avais songé à « Donner sa chance à l’illisible » en guise de titre. Le préfixe privatif était venu, tout naturellement, se greffer à cette conception étendue du lisible que j’appelle de mes vœux.

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