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Ancestrale, Goliarda Sapienza

pour Maria

Qu’est-ce qui fait la tenue d’un poème ? Y a-t-il une transcendance de la forme-poème ? Questionnement peut-être trop vaste et, pour tout dire, mal venu lorsqu’on considère les poèmes de jeunesse de Goliarda Sapienza regroupés dans le volume Ancestrale. Il y a un phénomène Goliarda Sapienza. Si bien qu’on ne peut réellement prendre la peine d’analyser, de lire sans trop laisser passer les affects. Il faut attendre que cela refroidisse. Et seulement alors, on constatera, on évaluera la qualité intrinsèque du poème de Sapienza.

L’essentiel de l’œuvre est posthume, mis à part L’Université de Rebibbia (1983) qui, sur un malentendu, fut un petit succès de librairie à sa sortie. Le roman le plus célébré de Sapienza est L’Art de la joie, dont la découverte s’est faite en France, lors de sa parution en 2005 chez Viviane Hamy. Depuis, les éditions du Tripode ont pris le parti de rééditer tout Sapienza, avec une traductrice unique et dévouée à sa tâche, Nathalie Castagné.

Ancestrale avait paru chez La Vita Felice (Milan) dans une édition du non moins dévoué Angelo Maria Pellegrino, qui fut le compagnon de Sapienza. Pellegrino a notamment fait paraître un beau livre de souvenirs au Tripode (Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue, 2015), qui nous donne à voir l’incroyable mestiere di vivere que fut celui de Sapienza.

Les poèmes de Sapienza semblent peu de chose face au volume de L’Art de la joie. Et sans doute les lit-on parce que le destin de Modesta, héroïne assez largement autobiographique de ce roman de huit-cents pages, nous a touché ou intrigué. Parce que quelque chose du soleil noir de Catane, mêlé — de Gramsci aux années de plomb — au remugle politique italien nous parle. Alors, oui, il faut lire Ancestrale. On y plonge dans le magma d’une sensibilité qui des fois se cherche, d’une sensualité aussi, qui ne dit pas encore tout à fait son nom, mais qui traverse le corps du poème. Souvent, se sont des formes très courtes, prosaïques. Avec des simplicités, c’est vrai. Mais alors qu’on se dit que c’est là une poésie presque sans images, la vision soudain s’emballe.

La luna tralcio a tralcio rotolava

sulla vigna tremente di paura

Partoriva conigli topi scorpioni

E noi stretti nascoti dietro il muro

la sentimmo guaire come un cane

Sarment après sarment la lune roulait

sur la vigne tremblante de peur

Elle accouchait de lapins de rats de scorpions

Et nous cachés derrière le mur

nous l’entendîmes aboyer comme un chien

Le poème nous arrive ainsi, dans sa nudité phénoménale, sans que l’on sache trop en discerner le contexte, l’ancrage référentiel. Les images n’en sont alors que plus violentes lors de leur surgissement.

Ancora una volta

raggomitolata

fra le dune di sabbia

divoro il mio cadevere

per aspettare

il luciore che squarcia

l’utero del mare.

Encore une fois

pelotonnée

au milieu des dunes de sable

je dévore mon cadavre

en attendant

la lueur qui déchire  

l’utérus de la mer.

Ailleurs, il est question des fleurs carnivores de la nuit, ou encore d’une notation non moins angoissée :

Senza presentimenti

giro nel vuoto

di ricordi murati a calce viva.

Sans pressentiments

je tourne dans le vide

de souvenirs murés à la chaux vive.

Les poèmes sont jetés-là, bien qu’on ne sache trop quoi en faire. Ce sont des râles, des murmures, des cris, d’étranges feulements dans ce qu’il convient de nommer la nuit de l’être. Et bien sûr que le poème est affaire de fureur, d’hystérie — voyez du Bellay, Maïakovski, Pessoa.

Peut-être que le poème le plus fort d’Ancestrale est l’élégie à Nica, amie morte lors du bombardement de Catane en 1942. Ici, la terrible proximité de l’Histoire rend le lyrisme incandescent et, pour tout dire, sans remède.

E non ci furono più alberi, ombre

né vecchi né carusi né picciotti

solo corpi snudati senza testa

fra la pioggia di cenere e di grida.

E non ci furono più strade, palazzi

solo piazze, deserti, dune fiumanti

fosse chiuse sui vivi e sui morenti.

Et il n’y eut plus d’arbres, d’ombres

ni vieux ni gamins ni tout-petits

rien que des corps dénudés sans tête

dans la pluie de cendre et de cris.

Et il n’y eut plus de rues ni de maisons

rien que places, déserts, dunes fumantes

tombes fermées sur vivants et mourants.

Le recueil se termine sur une suite composée en sicilien. On y entend une autre inflection, bien que ce soit la même voix qui chante et pleure, le même corps qui vacille.

Gessuminu girmugghia

da li to mani pusati

du l’umito da rina.

si rapunu I to occhi

a li lampari

ca currunu a funniri

u mari cu li stiddi.

Du jasmin éclot

de tes mains posées

sur le sable humide.

Tes yeux s’ouvrent

aux lumières des bateaux de pêcheurs

qui partent la nuit réunir

la mer et les étoiles.

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