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Per Goliarda (Désir et rébellion)

La trajectoire, peut-être davantage que l’œuvre de Goliarda Sapienza (1924-1996) nous touche. Encore que, bien sûr, surtout dans le cas de Goliarda, écriture et cheminement à travers l’existence soient indissociables. On sait gré à Arte de diffuser ces jours-ci un documentaire [voir ici] consacré à l’auteure sicilienne (Désir et rébellion. L’art de la joie, Coralie Martin, 2023). Il complète ou prolonge le témoignage d’Angelo Pellegrino, qui fut le dernier compagnon de Goliarda (Goliarda Sapienza, telle que je l’ai connue (Nathalie Castagné trad., Tripode, 2015)).

Un entretien daté de 1994 était déjà disponible [voir ici], où Goliarda nous apparaît plus lumineuse que jamais, et celui-ci vient idéalement intégrer Désir et rébellion. Comme il est de rigueur pour ce type de réalisations, les voix et les regards alternent et se croisent pour tenter de cerner ce que l’on ne tarde pas à nommer un « phénomène littéraire ». Ainsi, d’emblée, l’éditeur français de Goliarda, Frédéric Martin, nous rappelle les conditions particulières de la parution de L’Art de la joie. Découvert en Allemagne longtemps après sa complétion en 1976, l’ouvrage fut un succès en France (2005) avant de réellement être publié en Italie (où le livre, à l’heure actuelle, n’a, je crois, pas encore le même succès qu’en France ou en Allemagne). Suivent quelques généralités qui se mêlent à des vérités indéboulonnables, de sorte à souligner l’importance de l’œuvre de Goliarda Sapienza, en particulier de L’Art de la joie. Très bien. Partons donc à la rencontre de Goliarda Sapienza, « écrivaine et femme insoumise ».  

Plus émouvante est, juste après le générique, la voix même de Goliarda. Le grain de cette voix est particulièrement touchant. Et c’est une des très grandes forces de ce documentaire que de donner à entendre cette voix de manière si généreuse. On y devine aisément une sensualité, une vitalité inouïe. On reconnaît incontestablement l’auteure de L’Art de la joie.

Goliarda, en des termes très simples, explique alors ne pas écrire par « féminisme primaire », mais seulement du fait qu’elle est une femme, ce qui lui permet de mieux explorer la condition féminine, ainsi que son univers et son monde. Et Angelo Pellegrino de nous parler, lui aussi, de la voix de Goliarda. Angelo et Goliarda, cela évoque un peu la relation de Duras et de Yann Andréa. Mais je ne lis pour ma part pas Duras de manière aussi décisive en entendant la voix de Duras, tandis que je lis L’Art de la joie en rêvant à la voix chaleureuse de Goliarda.

Restons encore un instant dans le domaine des comparaisons. Goliarda fait penser un peu à Albertine Sarrazin, un peu à Françoise Sagan, deux autres phénomènes littéraires. Or, Bonjour tristesse est littéralement renversé par L’Art de la joie, les titres de ces ouvrages s’opposant assez nettement, de même que le projet respectif de ces romans très différents. Surtout, le métier de vivre, chez Goliarda, ne consiste pas à faire des cabrioles en cabriolet ni à façonner son image. Même si la Sicilienne sait elle aussi faire parler d’elle en maniant la provocation. Peut-être l’a-t-on un peu trop enfermée, d’ailleurs, dans le petit succès de L’Université de Rebibbia (1983) — récit de son séjour en prison (ou elle trouva le moyen de gifler une gardienne, nous apprend Pellegrino dans son livre).  

Désir et rébellion brosse habilement les origines de Goliarda. La jeunesse de Goliarda est marquée par une famille « athée depuis cinq générations… passionnément athée », selon tes termes de Goliarda, traversée par divers engagements politiques au sein de sa famille. Ainsi, explique Goliarda, le frère « léniniste et sanguinaire… qui insulte ses parents, au prétexte qu’ils sont socialistes utopistes et anarchistes », tandis qu’un autre frère est quant à lui d’obédience conservatrice, défendant une voie politique médiane. Son père, avocat pénaliste, secrétaire du Parti socialiste, interdit assez rapidement à Goliarda toute forme de scolarité officielle, allant jusqu’à brûler, sous les yeux de l’enfant, l’uniforme scolaire fasciste. L’éducation se fera donc à la maison, où prime la culture Mitteleuropa. Et l’on ne soulignera jamais assez l’importance de la mère, Maria Giudice, grande figure du syndicalisme italien mais aussi du féminisme, dans le parcours et la formation de Goliarda.  

Morceau éminemment populaire dans le sud de l’Italie, « Cu ti lu dici » de Rosa Balistreri (une autre grande dame de Sicile), tombe à point nommé dans Désir et rébellion, au moment où Pellegrino évoque les derniers moments de la rédaction de L’Art de la joie. Plus intéressant encore, le récit des efforts quant à la publication de L’Art de la joie, conçus comme un combat contre ce que Goliarda perçoit comme un « fascisme culturel », touchent plus profondément au scandale d’un roman finalement pas si sulfureux, mais dont l’outrage ne viendrait que du fait qu’il soit signé par une femme, avance Frédéric Martin.  

Le documentaire ne manque pas d’évoquer l’ouverture de L’Art de la joie, qui est pleine de bruit et de fureur (Tina, la sœur de Modesta hurle comme les idiots chez Faulkner). C’est une manière de tâcher de faire parler l’œuvre depuis l’intérieur. Cette scène de viol, qui pis est d’une petite fille, narrée à la première personne, est sans doute la pire des manières de commencer un roman, et peut expliquer le difficile parcours éditorial de L’Art de la joie.

Une autre manière de faire parler Goliarda depuis l’intérieur, c’est d’entendre Nathalie Castagné, sa traductrice française, qui a été, donc, au plus près de la voix de l’auteure. Le mestiere di vivere propre à Goliarda, on le trouvera peut-être mieux dans les Carnets (Tripode, 2018), et Castagné ne manque pas de souligner l’importance de cet ouvrage. Remarquons également que l’œuvre de Goliarda ne se résume pas au seul Art de la joie. Les nouvelles rassemblées sous le titre Destins piégés (Tripode, 2023) en témoignent tout dernièrement, ou encore Le Fil de midi (Tripode, 2022), parmi d’autres livres, tous parus au Tripode.

Goliarda est une transfuge de classe, de même que Modesta, héroïne de L’Art de la joie. Alberica Bazzoni avance que Goliarda, à travers Modesta, incarne une forme d’avenir queer. Inclassable (bien que le terme relève déjà d’un classement), Goliarda est trop éprise de liberté pour être communiste ou féministe à strictement parler. Peut-être que la clef est la suivante : Goliarda met la « liberté au-dessus de tout », précise Castagné. L’Art de la joie, pour scandaleux que puisse être (ou avoir été) ce roman est surtout un grand chant de liberté. On peut lire là un roman anarchiste, marqué par une liberté générique et stylistique, proprement anarchique au plan formel.

On apprend, sans grande surprise, que Netflix s’est emparé de la chose. Désir et rébellion prend quelquefois des accents de making of sinon de teaser de la série à venir, sous la houlette de Valeria Golino. Après Le Guépard que l’on nous annonce sous forme de série, voici L’Art de la joie. Nous serons donc doublement sur nos gardes, dans l’attente presque fébrile de la parution d’une grande biographie de l’auteure sicilienne.

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