« It’s like doing visual puns all the time … » ; « Cela revient à faire tout le temps des rébus … » C’est ainsi que l’artiste cinétique Arthur Ganson explique sa démarche lorsqu’il élabore ses machines. La formule « visual pun » est ambiguë. Elle évoque le rébus mais signifie littéralement « calembour visuel ».
Largement relayé par la Toile, véritable phénomène de la culture populaire, le visual pun consiste à s’emparer d’une expression dans son sens littéral pour en proposer une variante visuelle, sous forme de dessin, de photographie détournée, etc. Manière de double entendre visuel, le visual pun se manifeste aussi bien à travers les mèmes internet que dans les tableaux d’Arcimboldo ou de Magritte. Il y a visual pun lorsque deux objets présentent un caractère de similarité, et que celui-ci donne lieu à l’élaboration d’une image mettant en évidence cette ressemblance[1]. Les mèmes internet exploitent très largement les mécanismes du visual pun. Ils consistent en des images ou des supports vidéo humoristiques qui circulent et prolifèrent. On constate cet éternel retour du mème à travers les nombreuses versions d’une image doublée d’un calembour, réalisée à partir d’une célèbre photographie d’Edgar Allan Poe :

Pour que le mème fonctionne, l’image doit avoir force d’icône. Ici, l’effet obtenu est celui d’un décalage à partir d’une image célèbre, puisqu’il s’agit du portrait qui a durablement fixé les traits de l’écrivain américain dans l’imaginaire collectif. Le photogramme original fut tiré en 1904 par C. T. Tatman à partir d’un daguerréotype daté de 1848, réalisé un an avant la disparition de Poe. Le fonctionnement de ce mème ne correspond pas à celui du visual pun tel que défini par Hammond et Hughes (jeu sur la ressemblance visuelle), mais on peut néanmoins classer cette image détournée dans cette catégorie. En cela que, tout comme dans certaines machines de Ganson, le calembour est ici indissociable du domaine visuel.
L’à-peu-près phonique entre le nom de l’écrivain et l’adjectif « poor », auquel s’associent naturellement un corbeau, la physionomie ainsi que la lamentable biographie du dipsomane mélancolique de Boston, déclenchent un irrésistible effet comique. Et c’est ce rapprochement inédit qui permet au pun de générer du sens. Un effet de dégradation est également à l’œuvre : la figure du grand écrivain est tournée en ridicule. Freud parlerait ici de « Herabsetzung », mais c’est aussi, et avant tout, la culture internet qui tend drolatiquement à jeter le discrédit sur le livresque et son esprit de sérieux. À un autre niveau, le calembour est renforcé par une intertextualité forte, puisqu’il fait ouvertement allusion aux paroles de « Bohemian Rhapsody » (1975), chanson bien connue du groupe Queen : « I’m just a poor boy and nobody loves me. He’s just a poor boy from a poor family ». Mettant en scène le chanteur de Queen, Freddie Mercury (Farrokh Bulsara), un autre mème vient s’adjoindre à notre image détournée :

Dans l’éternel retour du mème, il n’y a ni avant ni après. Freddie Mercury (son image) revient, garant de l’origine, mais il est lui-même devenu corbeau, toujours déjà contaminé par ce mème sur les mots duquel — mais ce sont les siens, ou presque — il revient : « J’ai écrit ces paroles en premier, ne t’avise pas de me les voler. » Poe et Mercury sont passés spectres, inlassables revenants, mèmes. Leurs images prolifèrent dans un idéal Minuit, s’accouplent au verbe aussi bien qu’entre elles.
On peut parler ici, avec Giorgio Agamben, d’images immémoriales. Agamben élabore cette notion à partir d’une note de Dino Campana : « Dans le cercle vertigineux de l’éternel retour, l’image meurt immédiatement. » Ce qui revient, précise Agamben, dans l’éternel retour du même chez Nietzsche (« ewige Wiederkehr des Gleichen »), n’est autre que le cadavre (Leiche)[2]. Le retour de l’imago de Poe, écrivain du gothique et de l’inquiétante étrangeté, puis de celui de Freddie Mercury sous les atours effroyables d’un corbeau, revêt un caractère fantomatique. Mais ces inquiétants hybrides sémiotiques qui hantent indéfiniment la Toile ont, avant tout, une parenté certaine avec le mot d’esprit freudien. Freud évoquait justement le « charme particulier » du Witz, tout en signalant son incessante prolifération. Le Witz freudien est d’une aide certaine pour l’étude des mécaniques respectives du pun et du jeu de mots, mécaniques proliférantes. Mais le fonctionnement du visual pun construit à partir de l’image quasi-sépulcrale de Poe n’a pas encore été rendu explicite.
« Poe boy, Poe family » en appelle autant à l’homophonie qu’à un texte préalable (un hypotexte, selon la terminologie de Gérard Genette) qui oriente l’interprétation de ce visual pun. On s’étonnera peut-être que ce mème fonctionne à la manière du langage poétique tel que fort savamment défini par Michael Riffaterre. Pour ce dernier, l’hypogramme (les paroles de la chanson de Queen) est ce préalable qui fait que le mot poétique (le calembour « Poe boy, Poe Family ») est non seulement « compris » au sein d’un contexte mais aussi « reconnu » :
… le mot constamment poétique n’est pas seulement décodé et compris à la lumière de ses relations grammaticales et sémantiques avec les autres mots du texte : contrairement à ces autres mots, il n’est pas seulement compris. Le mot poétique est également reconnu, c’est-à-dire perçu comme représentant et condensant une phrase dont il est le nucleus, une phrase déjà vue ailleurs et dont nous sentons que nous la trouverons ailleurs, en un lieu antérieur au texte : l’hypogramme. L’interprétation de la signifiance dépend entièrement de l’identification correcte de la phrase hypogrammatique dont le mot poétisé est un substitut. (Sémiotique de la poésie (1983), p. 65).
La compréhension du calembour « Poe boy, Poe family » est bien liée à ses « relations grammaticales et sémantiques avec les autres mots du texte », l’hypogramme est nécessaire à une reconnaissance, autant que l’image du corbeau qui fait signe au poème éponyme de Poe, mais les multiples effets de ce pun n’en sont pas moins rendus possibles par leurs seuls rapports à l’image. C’est pourquoi nous n’hésitons pas à classer ce mème dans la catégorie du visual pun. Cet objet offert à l’œil est éminemment régi par une poétique selon laquelle le dessin est appelé à prolonger le texte, et inversement, selon une mécanique du sens qui n’est pas sans inspirer Arthur Ganson : « It’s like doing visual puns all the time… »
[passage abandonné d’un livre à venir]
[1] Je reprens ici les termes de Paul Hammond et Patrick Hughes : « A visual pun is made when someone notices that two different things have a similar appearance, and constructs a picture making this similarity evident. » (Upon the Pun (1979), p. 10)).
[2] Voir : « L’Image immémoriale » (Image et mémoire, pp. 97-110).